Raison 221

La fraîcheur du soir se répandait enfin dans l’air après une journée de chaleur écrasante. Jules et Sophie savouraient ces instants tant attendus, allongés sur une chaise longue dans leur jardin en contemplant le ciel étoilé.

— Enfin, on respire un peu, dit Jules en soupirant.

Il but une longue gorgée de bière glacée. Il reprit, quelques instants plus tard :

— Quand je pense qu’en ville, ils n’ont pas un souffle d’air ! Ils doivent crever !

Il ne passait pas un jour que Jules ne se félicite d’avoir acheté cette maison dans l'arrière pays. Lui et Sophie en avaient rêvé plusieurs années avant de pouvoir en acquérir une. Maintenant, ils étaient propriétaires. Bien sûr, il restait le crédit à payer pour vingt ans, et il y avait beaucoup de travaux à faire, mais, au moins, maintenant, ils vivaient dans le lieu qu’ils avaient vraiment choisi. Et un mois de vacances devant eux pour redonner un coup de jeune à cette maison. À la campagne, perdue entre les bois et les champs, au creux d’un val traversé par un ruisseau, à cinq kilomètres du plus proche voisin. L’endroit idéal pour élever des enfants.

Jules sourit en pensant à cette perspective.

— Comme les étoiles sont brillantes ! Tu as vu comme on les voit bien ?

Cela lui avait traversé l’esprit soudainement et il avait dit cela presque sans y songer. Et c’était vrai. Accoutumé au ciel citadin, dont la pollution lumineuse ne diminuait pas, même au cœur de la nuit, il lui semblait découvrir ici des milliers d’astres nouveaux.

— Tu as vu, insista-t-il ?

Comme Sophie ne répondait toujours pas, il se tourna vers elle sur le flanc. Elle s’était endormie. Jules la contempla amoureusement une minute, la caressant du regard. Serait-elle bientôt enceinte ? Il essaya de l’imaginer avec un ventre arrondi. Il sourit et eut envie de l’embrasser. Mais il se retint, de peur de l’éveiller et se remit sur le dos. Il décida de finir sa bière avant d’aller se coucher. Il eut un petit rire en pensant qu’il allait essayer de la porter jusqu’au lit, mais qu’il n’y parviendrait pas sans...

Ce fut à ce moment-là qu’il vit au-dessus de lui une lueur plus intense que tous les autres astres. Il pensa à un satellite. Mais sa vitesse était trop grande et bientôt une queue se forma. Une étoile filante ! Plus brillante qu’il n’en avait jamais vue ! Sans détourner le regard, il tendit sa main vers Sophie et lui secoua l’épaule.

— Chérie ! Chérie ! Faut que tu vois ça.

Le temps de prononcer ces mots, l’étoile avait grossi de façon démesurée. Sa clarté était devenue telle que la nuit en était illuminée. Jules plissa les yeux et mit sa main en visière. Sophie n’émit d’abord qu’un gémissement, mais se redressa en un sursaut : un bruit assourdissant avait envahi la vallée en une seconde, un souffle aigu, puissant, auquel succéda le son d’une explosion et une vague de chaleur. Puis, plus rien. Le silence et la nuit, troublée seulement par des flammes, le début d’un incendie à la lisière du bois qui faisait face à leur jardin. La météorite n'était tombée qu’à quelques mètres d’eux.

Jules et Sophie se regardèrent. Ils essayèrent vainement de se parler : ils n’entendaient qu’un sifflement dans leurs oreilles. Jules fit des gestes pour faire comprendre à sa femme qu’il allait essayer d’éteindre l’incendie à l’aide du tuyau d’arrosage. Il lui fit signe de téléphoner aux secours, mais elle lui répondit en portant ses mains à ses oreilles : comment faire si elle ne pouvait entendre son interlocuteur ? Il sourit de sa propre bêtise et, haussant les épaules, courut vers le tuyau.

Bien que celui-ci, un peu trop court, ne fut pas d’une grande aide, l’incendie fut vite maîtrisé. Malgré la chaleur de l’été, le ruisseau était resté abondant et, gorgée d’eau, la végétation ne prenait pas facilement feu. Jules et Sophie s’appliquèrent tout de même à noyer toute la zone brûlée pour éviter tout risque de nouveau départ. À l’aide de seaux, ils prélevaient de l’eau dans le cours d’eau pour la déverser sur les flammes, puis sur les braises. Au bout de quelques minutes, ils avaient recouvré l’ouïe et ils entendaient le crépitement de l’eau rencontrant la chaleur. Ils arrosaient le sol et les arbre en cercles concentriques, s’approchant progressivement de l’endroit de l’impact.

Sans savoir pourquoi, ils évitaient de regarder ce qui restait de la météorite. La pierre leur paraissait presque petite, une sphère d’environ une vingtaine de centimètres, mais elle était si chaude qu’elle rougeoyait encore d’un éclat inquiétant.

— Tu ne trouves pas ça dingue, qu’il y ait si peu de dégâts ? demanda Sophie.

— C’est sûr. Mais peut-être que ce truc n’est pas si lourd que ça ? Je veux dire, s’il était creux ou spongieux, comme ça, et bien, il n’aurait pas autant de force qu’un bloc de granit en tombant, tu vois.

— Mais s’il est creux, alors, qu’est-ce qu’il y a dedans ?

Jules jeta un coup d’œil inquiet vers la pierre.

— Disons qu’il est poreux, comme de la pierre ponce.

Ils continuèrent sans rien dire jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le météore lui-même à refroidir. Ils se tenaient par la main, un seau plein dans l’autre, à un pas, hésitants à verser l’eau. Ils sentaient sur leur peau la chaleur de la roche restée brûlante.

— S’il était vide, ce serait un peu comme un œuf, dit Sophie.

— Et qu’est-ce qu’il y aurait dedans, une surprise pour les enfants ou un monstre comme dans Alien ? ricana Jules.

Elle le frappa affectueusement du poing sur l’épaule.

— Ce que t’es con des fois !

Ils hésitèrent encore un instant.

— Bon, allons-y, dit Jules.

Ils levèrent leurs seaux en l’air et déversèrent brusquement tout leur contenu. Une colonne de vapeur s’éleva presque instantanément et un fort grésillement se fit entendre. Soudain, il y eut un craquement puissant lorsque la pierre se brisa en deux morceaux. Un instant plus tard, de la faille sortit en un bref geyser, un nuage jaune qui leur sauta au visage. D’infimes moucherons lumineux se collèrent à leur peau, à leur visage, envahissant tous leurs orifices. Ils en eurent le nez rempli, à tel point qu’ils ne pouvaient plus respirer. Ils durent ouvrir la bouche, mais les créatures s’y précipitèrent également. Jules et Sophie couraient en tout sens, toussèrent tant qu’ils le purent, incapables de crier. Privés d’oxygène, ils finirent pas s’évanouir.


Le matin, Sophie ouvrit les yeux la première. Son corps était tout endolori et son crâne était parcouru par des éclairs de douleur à chacune de ses pulsations. Elle avait perdu connaissance sur des branchages très inconfortables. Mais elle avait aussi le nez, les yeux et les oreilles irrités. Elle avait la bouche terriblement sèche et emplie d’un goût nauséabond. Ses vêtements étaient trempés par la rosée et elle frissonnait. Elle se frotta le visage et se rappela des événements de cette nuit.

Du regard, elle chercha Jules. Il n’était pas très loin, dans le même état qu’elle, à ceci près qu’il n’avait pas encore repris connaissance. Lentement, avec précaution, elle se leva et marcha pour le rejoindre, passant loin de l’astéroïde brisé qui se trouvait entre eux. Elle eut un soupir de soulagement lorsqu’elle l’entendit gémir. Elle s’agenouilla à côté de lui et essaya de le réveiller. Il se tourna enfin vers elle.

— Où... où sommes-nous ?... Que s’est-il passé ?

Il se redressa.

— Oh... Ma tête me fait mal... J’ai l’impression qu’elle va exploser... J’ai soif... J’ai...

Il regarda autour de lui et la mémoire lui revint.

— Mon Dieu, Sophie, que nous est-il arrivé ?

Elle ne répondit d’abord pas.

— Je ne sais pas, Jules. Je ne sais pas.


Ils rentèrent chez eux sans dire un mot, se tenant par la main. Ils se douchèrent longuement à tour de rôle. Ils s’examinèrent à la recherche de blessures ou de brûlures, mais ne trouvèrent rien d’autre que quelques contusions. À l’exception d’une coloration jaune de la peau autour du nez, de la bouche, des yeux et des oreilles. Même leurs langues avaient pris un peu de cette couleur. Ils eurent beau frotter de longues minutes avec du savon, rien n’y faisait, le jaune restait.

Ils étaient maintenant tout deux assis à la table de la cuisine, chacun tenant un mug de café fumant. Sophie avait posé son téléphone portable devant elle.

— Qui tu veux appeler ? demanda Jules. Un toubib ?

Elle se mordit nerveusement le bout des doigts.

— Je ne sais pas... Peut-être qu’il faudrait appeler les flics, tu ne crois pas ? C’est quand même pas banal ce qu’on a vu cette nuit...

— On n'a rien vu du tout, répondit-il. En tout cas, moi, c’est ce que je dirais si quelqu’un me demande. Que dalle. Peau de balle, nada. Je dormais du sommeil du juste après une harassante journée de travaux. Et tu vas dire la même chose.

Elle fronça les sourcils.

— Mais pourquoi ?... Je veux dire : c’est quand même terrifiant ce truc qui tombe du ciel droit dans notre jardin et... et... et ce machin jaune qui nous saute à la figure ! C’était quoi, bordel ? Ça part pas, tu vois bien.

— Ça ne me fait pas peur. Il n’y a rien là-haut. Rien qui ne m'effraie. Pas de monstre ou quoi. De la littérature pour les mômes tout ça. Non, ce qui me fout la trouille, moi, c’est le gouvernement. S’ils apprennent ce qu’y s’est passé, là, on va avoir des ennuis à la pelle. On va nous enfermer dans un labo secret de l’Armée et, là, je n’imagine même pas ce qu’ils vont nous faire. Ils vont nous étudier sous toutes les coutures, et tant pis si on reste sur le carreau, il n’y aura qu’à finir avec une bonne autopsie. C’est ça que tu veux ?

Sophie le regarda un instant avec des yeux ronds d’étonnement.

— Bien sûr que non, répondit-elle. Mais enfin, ce truc jaune qui ne part pas, tu vas pas me dire que c’est naturel ?

— Je suis d’accord avec toi, c’est bizarre. Mais ça ne veut pas dire que c’est dangereux. Ça finira par partir si tu veux mon avis. Peut-être pas demain. Peut-être pas après-demain. Mais, en attendant, qu’est-ce que ça nous a fait comme mal ? Rien. OK, on s’est évanoui sur le coup et on a mal dormi. Quand on s’est réveillé, on était irrité autour de la bouche, du nez, tout ça. Mais depuis ? Rien. Je n’ai même pas toussé. Et toi ?

— Non, c’est vrai.

— Alors, je dis que si ça nous fait pas plus de mal que ça, il n’y a pas de raison d’en parler. Et si jamais ça prend une mauvaise tournure, on pourra toujours aller voir le docteur Blanche. On lui racontera, mais il sera tenu au secret.

— Bon, si c’est comme ça que tu vois la chose, tenons-nous en là.

C’est ce qu’ils firent. Le reste de la journée fut consacré aux travaux. Aucun d’eux n’éprouva de nouveaux symptômes. Le soir, ils regardèrent la télévision. Ni l’un, ni l’autre ne proposa de contempler les étoiles.


Puis vint la nuit. Ils se couchèrent inquiets. Dans le noir, sur le dos, les yeux grands ouverts, ils ne prononçaient pas un mot. Ils pensaient au ciel, à l’espace infini qui s’étendait au-dessus de leur toit. Dans l’obscurité, les peurs ancestrales qui effrayaient les hommes de tout temps se réveillèrent en eux. Que savaient-ils des choses qui peuplaient cette immensité ? Quelles créatures hideuses pouvait-elle bien abriter ? Un toit, était-ce suffisant pour les protéger si un jour un de ces êtres féroces s’en prenait à eux ?

— Tu dors ?

— Non.

Sophie se leva la première. À la salle de bain, elle prit un somnifère et but un verre d’eau. Une minute après elle, Jules s’était levé et s’était rendu à la cuisine. Lorsqu’elle le rejoignit, il était en train de fumer.

— Je croyais que tu avais arrêté.

Elle avait failli lui dire d’aller fumer dehors, mais elle ne voulait pas qu’il sorte. Elle ne voulait pas qu’il la laisse seule et s’en aille dans la nuit.

— C’est un reste... un vieux paquet qui trainait encore dans un tiroir...

Elle eut la tentation de prendre une cigarette à son tour, mais elle se retint.

Elle avait envie de parler d’autre chose que ce qui les obsédait, une chose légère, sans importance, qui détendrait l’atmosphère et leur changerait les idées.

— Tu te souviens de Cathy au lycée ? demanda soudain Jules.

— Bien sûr. Tous les mecs avaient le béguin pour elle. J’ai cru que tu ne me verrais jamais.

— Je l’ai croisée l’autre jour au magasin de bricolage. Maintenant, elle s’appelle Robert.

Sophie s’esclaffa.

— Elle est un beau blond maintenant, poursuivit Jules. Je n’oserais pas te le présenter.

Les rires redoublèrent.

La conversation se poursuivit ainsi tard dans la nuit dans l’atmosphère enfumée. Jusqu’au moment où ils se sentirent si épuisés qu’ils se couchèrent presque sereins, ayant exorcisé leurs peurs.


Leur sommeil fut profond et sans rêve. Ils se réveillèrent le lendemain gais et en forme, prêts à continuer les rénovations dans la bonne humeur. S’ils pensèrent parfois à la chose tombée du ciel, ils n’en parlèrent pas.

Ces bons moments se prolongèrent pendant les jours qui suivirent. Les travaux avançaient bien, ils étaient heureux, se consacrant tout entiers à leur bonheur. Quelques détails seulement de leur comportement montraient qu’ils avaient été marqués par les événements de cette nuit-là. Ils ne prolongeaient plus jamais leurs soirées sur la terrasse après la nuit tombée. Ils évitaient d’aller au fond du jardin. Parfois, lorsqu’ils étaient en extérieur, ils jetaient un coup d’œil inquiet vers le ciel.


Un matin, au petit déjeuner, Sophie dit à Jules :

— Tu as rêvé cette nuit.

— Non.

— Ce n’était pas une question. Je te le dis, tout simplement. Et non seulement tu as rêvé, mais tu as parlé en dormant.

— Tiens. Et j’ai dit quelque chose d’intéressant ?

Il fronçait légèrement les sourcils en posant sa question.

— Oui et non. Quelles langues étrangères est-ce que tu connais ?

Il pouffa de rire.

— Le français, répondit-il. Tu sais bien que je suis une brêle pour ces trucs-là. J’ai fait un peu d’anglais et d’allemand en classe, un véritable désastre. Pourquoi tu me demandes ça ? J’ai déblatéré du Shakespeare ou du Goethe cette nuit ?

— C’était beaucoup plus exotique que ça. Je n’ai pas reconnu. Cela ne ressemblait à rien. C’était très guttural. Mais cela ne ressemblait pas non plus à du russe, de l’arabe ou du turc. Je ne sais vraiment pas ce que c’était. Mais tu répétais tout le temps les mêmes syllabes, comme un litanie ou une prière dite à mi-voix.

Jules prit un air perplexe.

— Je t’assure, ne me regarde pas comme ça. Attends. Ça ressemblait à quelque chose comme : kou tou lou ftangue. Oui, c’est ça. Kou tou lou ftangue. Kou tou lou ftangue. Tu as répété ça, je ne sais pas, peut-être une trentaine ou une quarantaine de fois.

— Ça ne veut rien dire, Sophie. Cela n’a pas de sens. Tu essaies de me faire marcher, c’est ça ? On est le premier avril et j’avais oublié, hein ?

Elle vit à son expression qu’il commençait à mal le prendre.

— Non. Je t’assure que je n’invente rien. Mais si tu ne veux rien entendre, tant pis, n’en parlons plus. Je ne veux pas te mettre de mauvaise humeur pour si peu de choses. Disons que tu n’as pas parlé cette nuit. Disons que c’est moi qui ai rêvé et je me me suis réveillé sans me rappeler que c’était un rêve.

— Faisons cela, répondit Jules en lui adressant un sourire de réconciliation.

Malgré tout, l’ambiance resta tendue entre eux. Ils ne dirent que peu de choses jusqu’à la fin de leur repas. Jules essaya une fois ou l’autre de parler de leurs travaux, mais Sophie ne répondait que lorsqu’il l’interrogeait, le plus souvent par un grognement ou une onomatopée. Elle garda cette attitude toute la matinée. Au déjeuner, elle fut à peine plus loquace.


L’après-midi, Jules prétexta un achat de matériel pour aller en ville. Il était bien décidé à se rattraper, et fit des frais. Il acheta des fleurs, un magnifique bouquet de roses. Il se procura également du vin, du crémant et les ingrédients d’un poulet basquaise, sa spécialité.

Lorsqu’il rentra chez lui et que Sophie le vit décharger tout cela du coffre, elle allait lui poser une question. Il l’interrompit en mettant son index sur ses lèvres :

— Chut... Je ne crois pas qu’on ait vraiment marqué le coup depuis qu’on a emménagé ici. Alors, je me suis dit, faisons ça aujourd’hui ! Je m’enferme aux fourneaux, Madame n’aura rien à faire et, ce soir, on fait la fête.

— Je veux bien te laisser la cuisine pour une fois, répondit-elle, mais pas question que je me prélasse en attendant ! Je vais continuer à arracher le papier peint. Quand je sentirai l’odeur de la bouffe, j’irai prendre une douche. Ça te va comme ça ?

Cela lui convenait.

La soirée fut délicieuse et se prolongea tard dans la nuit avant que le sommeil s’empare des deux amants épuisés.


Sophie s’éveilla en sursaut. Elle frissonnait. Sa peau était couverte d’une sueur froide et de chair de poule. Il ne faisait pourtant pas froid dans la chambre, bien au contraire, ils avaient gardé les fenêtres ouvertes pour profiter de la fraîcheur nocturne.

Elle avait fait un cauchemar. Il lui avait paru terrifiant sur le coup, mais, maintenant, son souvenir lui échappait.

Sans faire de bruit, elle se leva, passa une robe de chambre et se rendit à la cuisine. Elle prit un stylo et un calepin. Elle essaya de fixer une vision fugitive qui lui restait encore de son rêve. D’un geste sûr, elle traça des monuments cyclopéens bordant une immense place écrasée de soleil. Au centre de celle-ci se dressait un énorme obélisque. Son ombre immense s’avançait vers le spectateur jusqu’à l’absorber.

Mais il avait aussi une deuxième ombre. Plus courte, elle s’étirait vers la droite. Comme si... comme si l’obélisque était éclairé par deux soleils !

Sophie resta un moment à regarder son croquis sans savoir qu’en penser. Puis elle regarda l’heure. Trois heures du matin. Il lui restait encore un peu de temps à dormir. Elle se leva de sa chaise. Elle eut soudain envie de profiter de la fraîcheur de la nuit...

Après un instant d’hésitation, elle se dirigea vers la porte fenêtre, l’ouvrit et sortit dans son jardin. Elle apprécia la brise légère qui caressait son visage, son corps à travers sa robe de chambre légère. Dans le ciel, les étoiles lui parurent amicales. Elle leur sourit. Elle leva les bras et se mit à tourner sur place de plus en plus vite. Elle commença à rire doucement, puis de plus en plus fort.

Elle s’arrêta soudain. Elle avait entendu un craquement ou un claquement. En même temps, la lumière de la cuisine s’éteignit. Apeurée, Sophie s’accroupit sur le sol et ne bougea plus pendant de longues minutes. Elle ne put s’empêcher de repenser à la chose tombée du ciel. Elle essaya de se rassurer. Après tout, elle n’avait pas bien entendu. Le bruit était sans doute tout ce qu’il y a de plus naturel. Une branche qui a craqué peut-être. Non, il lui semblait venir de la maison. Une porte qui claque, une fenêtre que l’on referme.

Jules ? Pourquoi n’avait-il rien dit ? Combien de temps était-il resté là à l’observer danser dans la nuit ? L’avait-il prise pour une folle ?

Sa frayeur devenue une inquiétude plus rationnelle, elle se redressa, les sens malgré tout aux aguets. Elle écouta encore une fois, puis marcha vers la porte de sa maison. Elle l’ouvrit.

À l’intérieur, il faisait sombre. Jules était descendu. Il était descendu et il l’avait vue dans le jardin faire sa danse aux étoiles. Il n’avait rien dit. Il avait repoussé la porte et éteint la lumière. Pourquoi un tel comportement ?

Sophie traversa la pièce à tâtons, cherchant l’interrupteur. Elle le trouva et l’alluma. Elle vit sa main devant elle trembler de peur.

— Si c’est une plaisanterie, dit-elle fortement, elle ne me fait pas rire.

Elle ne reçut aucune réponse.

Prenant soin d’inonder de lumière toutes pièces qu’elle traversa, elle remonta vers leur chambre. À mesure qu’elle approchait, elle réalisa qu’elle entendait la voix de Jules marmonner. Elle s’arrêta sur le seuil de leur chambre, essayant de comprendre ce qu’il disait. Le rythme de sa litanie lui était familier. Doucement, elle poussa la porte. Et il n’y eut plus de doute possible.

— Kou tou lou ftangue... Kou tou lou... Kou tou lou ftangue...

Elle essaya de le réveiller en lui secouant doucement l’épaule, mais n’y parvint pas. Elle retourna éteindre les autres pièces avant de s’allonger à côté de lui. Puis elle coupa la dernière lumière, sa lampe de chevet.

Les yeux ouverts dans le noir, elle l’écoutait répéter inlassablement sa terrifiante prière. Elle craignait de ne pas se rendormir. Elle y parvint pourtant, presque dans la minute.


— Est-ce que tu as déjà été somnambule ?

Sophie avait posé la question presque brutalement, le regard plongé dans son bol de café. Jules la regarda, dubitatif :

— Pas que je sache. Pourquoi ?

— Tu es sûr ? Je veux dire, même enfant, personne ne t’a jamais surpris en train de te promener pendant ton sommeil ?

Jules fronça les sourcils.

— Non. Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai fait quoi cette nuit ? Je suis allé à la cueillette aux champignons sans le savoir ? Ou j’ai tué quelqu’un ?

Sophie essaya de sourire, maladroitement.

— Mais non, bien sûr que non. Il n’y a pas de gyrophare dehors, ni de flics ou d’ambulanciers venus pour te cueillir au saut du lit. C’est juste que...

— C’est juste que quoi ?

— Tu te souviens de t’être levé vers trois heures du matin ?

— Non.

— Hé bien, cette nuit, j’ai eu envie de sortir dans le jardin. Je suis passée par la cuisine. J’ai laissé la lumière allumée et la porte ouverte. Et puis, quelqu’un l’a fermée et a éteint. J’avais le dos tourné et je n’ai rien vu. Mais à part toi, qui d’autre aurait pu faire cela ? Des lutins ?... Quand je suis remontée dans la chambre, tu dormais profondément... Et tu répétais en boucle la même phrase que l’autre jour. Kou tou lou, kou tou lou ftangue...

Jules ne répondit tout d’abord rien. Puis il eut un petit rire nerveux.

— Tu plaisantes, là ?

— J’aimerais, mais non. Voilà pourquoi je te demandais si tu avais jamais été somnambule.

Il y eut un long moment de silence.

— Je me pose plein de questions, Jules, reprit Sophie. Pas seulement à propos de toi, mais aussi sur moi... Depuis l’autre jour, tu sais, le jour où...

Il fit un léger hochement de tête, lui signifiant qu’elle n’avait pas besoin de dire de quel jour elle parlait, qu’il avait très bien compris.

— Oui, celui-là, continua-t-elle. Eh, depuis, je fais des rêves étranges. J’aurais beaucoup de mal à te les raconter, d’un côté, ils sont tellement bizarres que, comment dire ?... les mots seraient difficiles à trouver. Oui, c’est ça. Je ne crois pas qu’il y ait de mots sur cette Terre pour dire ce que j’ai vu... Et puis, dès que je me réveille, tout devient flou. Tant que je rêve, les choses m’apparaissent claires et distinctes. Ce que je fais dans ces lieux inconnus, ce que je suis dans ce corps étranger, la vie que j’y mène, tout cela me paraît alors aller de soi. Tout est simple et évident. Mais dès lors que je me réveille, tout se fond dans un brouillard dont je ne peux que tirer que quelques bribes. Comme celle-là.

Elle prit son carnet et l’ouvrit à la page de son croquis. Elle le tendit à Jules.

— Cette nuit, j’ai dessiné ça. C’est tout ce dont je me souvenais, cet endroit. Je ne sais plus ce que j’y faisais, mais j’y suis passée.

Jules observa le dessin.

— C’est curieux, dit-il. C’est une place immense et vide. On l’imagine située dans une cité gigantesque, peuplée de créatures géantes. Mais on ne voit personne. On a l’impression qu’elles sont là, toutes proches, à peine hors de vue. Cela me fait penser à un tableau de Chirico. On s’attend presque à voir sur le sol l’ombre de l’une d’elle, dressée juste à côté du cadre...

— Puisque tu parles d’ombre, tu ne remarques rien de particulier ? L’obélisque au centre de la place a deux ombres...

— Cela veut dire qu’il est éclairé par deux sources lumineuses... Deux soleils, tu crois ?

Elle le regarda d’un air grave et reprit :

— J’ai rêvé cette nuit d’un lieu étrange qui, s’il existe, se trouve dans un autre système solaire, un système à deux étoiles.

Elle marqua une pause.

— Comment est-ce que j’ai pu imaginer un truc pareil ? Je ne sais même pas si c’est possible. Il se passe des choses étranges dans les rêves, mais là, d’où est-ce que ça sort ? Tu veux mon avis ? Je crois qu’il nous est arrivé quelque chose l’autre nuit, quelque chose d’étrange et que je ne comprends pas. Physiquement, nous n’avons rien ressenti jusqu’ici, mais mentalement... Mentalement, nous avons changé. Notre esprit a été altéré d’une façon ou d’une autre. Je ne sais pas comment ni pourquoi. Mais, depuis, nos rêves ont changés. Tu répètes sans fin une litanie dans une langue venue d’un autre monde. Je rêve d’une cité titanesque à l’autre bout de l’espace. Voilà ce que je comprends. Et là, je commence à avoir la pétoche. Parce que, pour le reste, je comprends rien. Je ne sais ce qui nous arrive, je ne sais pas comment ça va continuer, ce que nous allons devenir et ce que...

Son débit de parole s’était accéléré pendant sa tirade qu’elle avait interrompue brutalement.

— Et ce que ? demanda Jules.

— Et ce que ça pourrait faire au bébé... Jules, je suis enceinte ! Je suis enceinte et j’ai peur pour mon bébé !

Elle prit sa tête dans ses mains et pleura à gros sanglots. Jules se leva pour s’accroupir à côté d’elle et la prendre dans ses bras. Il lui parla doucement, lui disant des phrases rassurantes, lui répétant qu’ils s’aimaient et que rien de grave ne pourrait leur arriver, à eux et à leur enfant, tant qu’ils seraient ensemble. Il souriait largement, tout heureux qu’il était de la nouvelle.

— Tu le sais depuis quand ? demanda-t-il quand elle se fut apaisée.

— Je m’en doutais depuis quelques jours... J’ai fait un test à domicile ce matin. Ce n’est pas fiable à cent pour cent, il faut aller voir un docteur pour être absolument sûr. Mais le test était positif.

Jules commença à parler avec enthousiasme de tout ce qu’il y avait à faire dans la maison pour bien accueillir le bébé. Il faudrait s’occuper de sa chambre en priorité. Était-ce un garçon ou une fille ? On ne pouvait pas encore savoir, naturellement. Et puis, il faudrait s’occuper de la future maman. Finis les travaux pénibles, il fallait qu’elle se repose et qu’elle se ménage. Il s’occuperait de tout.

Sophie l’écoutait, un sourire affectueux sur les lèvres. Elle finit tout de même par l’interrompre :

— Oui, mais, Jules, tu ne crois pas que nous aurions tout de même besoin d’aide ?

— C’est sûr. Avec ce qu’il y a à faire ici, je ne pourrais pas tout faire tout seul. Je vais appeler quelques copains pour me donner un coup de main. Et puis, après la naissance du bébé, peut-être que ta mère pourra passer quelques temps avec nous pour te soulager.

Jules parlait vite, presque sans respirer. Les idées se succédaient dans son esprit à la vitesse de l’éclair, sans ordre. Lorsqu’il ralentit un peu son débit, presque essoufflé, Sophie en profita pour l’interrompre.

— Je ne parlais pas de ça. Je veux dire : tu ne crois pas qu’on aurait besoin d’aide par rapport à ce qui nous arrive depuis que la météorite est tombé dans notre jardin ? Maintenant qu’on a un bébé, on ne peut pas rester comme ça, sans comprendre. Si c’est grave, quelles conséquences est-ce que cela pourrait avoir sur lui ? Ni toi, ni moi n’en savons rien. Il faut au moins qu’on en parle à un docteur.

Jules avait pris un air grave.

— Il n’en est pas question. Je ne veux pas que mon enfant tombe dans les sales pattes de ces gens. On a aucune idée de ce qu’ils pourraient lui faire. Tu veux qu’ils nous l’enlèvent qu’ils l’étudient sous toutes les coutures ? Tu ne le reverrais peut-être jamais !

— Ne crie pas comme ça, Jules !

Il avait élevé la voix sans s’en rendre compte.

— On discute, c’est tout, reprit-elle. Rien n’est décidé et je ne ferai rien sans que tu sois d’accord. Mais je m’inquiète. On a quand même été exposés à une chose étrange et, depuis, quelque chose est en train de se passer et je ne veux pas que mon bébé en souffre.

— Tu parles de quoi, concrètement ? De mauvais rêves, d’insomnies et de quelqu’un qui parle en dormant ? C’est tout ? Et tu t’inquiètes pour ça ? Il n’y a rien de sérieux. En tout cas, rien qui justifie qu’on se mette entre les mains du gouvernement.

— Jules, tu ne crois pas que tu es un peu parano sur ce coup-là ?

— On ne parle de ça à personne.

Il avait dit cela sans desserrer les dents. Elle vit dans son regard une colère farouche, à peine contenue, qui l’effraya un peu. Elle se leva brusquement.

— Bien, si c’est comme ça que tu le vois, d’accord, dit-elle. Mais, je te préviens, si jamais les chose empirent, j’irais voir le docteur Blanche et je lui en parlerai.


Chn’r R’laïr s’éveilla d’une humeur trouble. Son sommeil, encore une fois, avait été peuplé de rêves terrifiants et il ne se sentait pas reposé. Il se leva de sa couche ; un grand bassin de vase soufrée jaillissante des profondeurs, naturellement chaude. Deux serviteurs, des Kourg’neks, race débile et dégénérée, l’aidèrent en cela.

Il s’appuya sur deux des ses six bras-têtes et redressa son corps, massif et cylindrique, sur la multitude de minces filins qui lui tenaient lieu de jambes. Les Kourg’neks poussèrent de leurs longs membres maigres en dessous de lui, jusqu’à ce qu’il fût enfin debout. Il se secoua énergiquement pour faire tomber la vase qui lui restait sur la peau. Il glissa jusqu’à l’extérieur où les deux soleils jetaient une lumière double sur la place.

Aujourd’hui était son grand jour. Aujourd’hui, il allait accomplir l’ultime sacrifice, la dernière cérémonie, celle qui réveillerait Couthoulou et tous ses semblables. Un appel puissant allait sonner dans l’Univers tout entier et se dresseraient à nouveau, ceux qui avaient été bannis jadis, ceux qui depuis sommeillent en attendant leur heure, heure bientôt venue. Ils viendraient tous à son appel et, tous lui seraient soumis ! Ils feraient de lui le sorcier le plus puissant de tous les temps !


Jules s’éveilla. Cette fois, il n’avait pas oublié son rêve. Mais il avait le sentiment de ne plus le comprendre. Pourtant, l’instant précédent son réveil, tout lui semblait alors si clair. Et si agréable. Il s’était cru le plus beau jour de sa vie.

Il essaya de se souvenir. Dans son rêve, il n’était pas lui-même. Il n’était d’ailleurs pas un être humain.

— Un Cthongoth, murmura-t-il.

Oui, c’était le nom de sa noble race, il le savait. Son nom était Chn’r R’laïr, Grand Prêtre de la cité Tantikri. Et il était sur le point de régner sur l’Univers tout entier !

Jules sourit de plaisir à cette idée. Il avait découvert une volupté nouvelle dans ce rêve, volupté qu’il désirait retrouver.

Il regarda Sophie qui dormait profondément. Une idée, une vision terrifiante lui traversa l’esprit sans qu’il parvienne à la saisir. Il frissonna.

Il se coucha sur le flanc, tournant le dos à Sophie. Il ferma les yeux, bien décidé à retrouver la cité de Tantikri et à redevenir Chn’r R’laïr. Il se rendormit presque aussitôt, toujours souriant.


Chn’r R’laïr grimpa la rampe du temple. Même pour un être aussi immense que lui, avançant sur ses tentacules, la pente était raide et d’une hauteur impressionnante. Arrivé au sommet, il avait l’impression de dominer le monde. Il était si haut qu’il pouvait percevoir la courbure de la planète tout autour de lui.

Son attention se tourna vers la foule de ses fidèles qu’il avait rassemblée ce jour pour accomplir le Dernier Rituel. Dans toutes les directions, celle-ci s’étendait jusqu’à l’horizon. Il en tira un enivrant sentiment de puissance.

La première partie du Rituel commença. Il leva deux de ses bras-têtes vers le ciel et les agita d’un côté puis de l’autre dans un geste lent. Il synchronisa le mouvement de sa pensée sur cette douce ondulation et commença d’émettre une légère onde télépathique. Il reçut bientôt en réponse une vague immense qui faillit l’emporter. Il avait été surpris de cette vigueur mais il en retira une grande satisfaction. Ses fidèles étaient prêts comme ils ne l’avaient jamais été. Leur conditionnement psychologique était parfait pour le Rituel. Ils ne pouvaient être plus nombreux et la puissance ainsi rassemblée devrait être suffisante pour éveiller et soumettre les Grands Anciens.

Il chassa une idée fugace qui menaçait de le déconcentrer (« S’ils savaient, ils fuiraient... »). Il accéléra le mouvement de ses bras de même que celui de sa pensée qu’il fit légèrement plus fort. La réponse de la foule fut à l’unisson, mais d’une puissance multipliée par son immensité. Chn’r R’laïr ne se laissa pas surprendre cette fois et laissa son esprit flotter sur l’onde. (« Bientôt, la transe... Bientôt, l’orgie... Bientôt, le massacre... ») Une part de lui qu’il ne parvenait à faire taire se réjouissait, présentant à son esprit les images de l’événement attendu : mutilations, assassinats, tortures, cannibalisme brossant ensemble des paysages entiers de corps meurtris, démembrés baignant dans un océan de sang.

Dans l’Univers entier retentit alors le gong d’Ib’Nagrel, le Gardien. Chn’r R’laïr le ressentit jusque dans sa chair parcourue d'un frisson de jouissance. Il était surpris de la facilité avec laquelle il y était parvenu. Deux fois encore, il fallait que Ib’Nagrel frappe son gong pour que les portes enfermant les Grand Anciens s’ouvrent et les libèrent !

Chn’r R’laïr poursuivit le Rituel. Les six bras-têtes levés maintenant, il se balançait maintenant furieusement. Son mouvement se propagea rapidement dans la foule jusqu’à l’horizon. On aurait cru un océan malmené par une tempête titanesque. Les flux mentaux s’écrasaient en lames furieuses sur le Temple jusqu’à presque emporter le sorcier enivré.

Puis, soudain, Chn’r R’laïr ressentit une turbulence. Quelque part, des pensées s’arrêtaient brusquement après une douleur intense. La perturbation se propageait aux alentours et la concentration des disciples s’évanouissait rapidement. Le sorcier sentit l’harmonie se briser. Peut-être pouvait-il circonscrire ce désordre et sauver le Rituel.

Chn’r R’laïr essaya de tourner son attention vers la source du chaos. Son intention était de l’identifier et de guider ses disciples à proximité pour qu’ils la contiennent s’ils ne pouvaient y remédier. Il était déjà étonnant que son intervention soit nécessaire. Il fut plus surpris encore d’échouer à distinguer cette origine. Elle semblait se diffuser de plusieurs endroits, dont le nombre était croissant. Chn’r R’laïr ressentit soudain la douleur de ses fidèles. On les blessait avec des armes, on meurtrissait leurs chairs. Chn’r R’laïr sentit bientôt la mort. Elle se répandait.

Alors, il comprit. L’impensable s’était produit. Les Kourg’neks, ce peuple que le sien avec réduit en esclavage depuis des millénaires, se révoltaient. Pourquoi justement aujourd’hui ? maintenant ? Il était à deux doigts de réussir son Grand Œuvre !

Tout autour de lui, jusqu’à l’horizon, les Cthongoths étaient massacrés. Chn’r R’laïr savait bien pourquoi ce moment avait été choisi : les Cthongoths n’avaient jamais été aussi vulnérables. Pendant la transe, ils étaient incapables de se défendre. Les Kourg’neks le savaient et ils s’étaient organisés pour agir ce grand jour alors que tous les Cthongoths participeraient à la cérémonie.

L’harmonie était brisée pour de bon, remplacée maintenant par la terreur qui envahissait la foule. Partout, des combats féroces. Là où il n’y avait pas de bataille, c’était la panique et la fuite. Chn’r R’laïr avait déjà perdu tout espoir pour cette fois, mais maintenant, il craignait pour sa vie, et même pour celle de son espèce. Mais tout espoir n’était pas perdu. Dans un effort titanesque, il jeta ses bras-têtes vers les étoiles. Des extrémités de ses membres jaillirent des sphères noires à une vitesse extraordinaires. Chacune de ces graines contenait des millions de ses spores. S’il devait mourir ici, peut-être pourrait-il renaître ailleurs si l’une d’elle rencontrait une forme de vie réceptive...

Puis, furieux, il dégringola la rampe pour se joindre à la bataille. Il avait peu de doute sur l’issue, mais il était bien décidé à vendre cher sa peau.

Loin, très loin, dans les bas-fonds de l’Univers, dans les geôles qui retiennent les créatures les plus répugnantes qui ne l’habitèrent jamais, les Portes qui avaient commencé à peine à s’entrouvrir, se refermèrent. À Tantikri, les Kourg’neks massacrèrent les Cthongoths sans merci, n’en laissant survivre que quelques uns pour les réduire en esclavage à leur tour. Une civilisation, brillante mais cruelle, s’effondrait pour laisser place à une autre, dégénérée mais non moins effrayante.

Les graines lancées par Chn’r R’laïr se répandirent dans l’espace dans une course infinie. La plupart se perdirent dans l’immensité, d’autres sombrèrent, dévorées par des astres inhospitaliers. Mais l’une d’elle trouva son chemin jusqu’à la Terre et s’écrasa dans le jardin de Sophie et Jules.


Chn’r R’laïr avait relégué Jules au rang de souvenir. Il habitait son corps, avait conservé sa mémoire, mais le reste avait été anéanti. Il conserverait son identité officielle et se ferait passer pour lui sur ce monde étrange. Il reprendrait son ascension, réunirait des fidèles jusqu’à ce qu’il puisse à nouveau tenter d’ouvrir les Portes. Il savait exactement comment procéder.

Mais, d’abord, il devait éliminer l’autre créature, celle qui s’appelait Sophie. Elle avait tout vu, tout ressenti. Elle devait être à deux doigts de comprendre la réalité de la situation. Elle tenterait sûrement de le tuer. Quelle que fusse sa réaction, il était certain qu’elle s’opposerait à lui. Il ne pouvait courir un tel risque, il fallait qu’il l’élimine.

Chn’r R’laïr ouvrit lentement les yeux. D’un geste lent, il tâta à côté de lui si la femme était encore couchée. Il ne la trouva pas, les draps étaient déjà froids. Il se leva lentement, les sens aux aguets. Il n’éprouvait aucune difficulté à se servir de ce corps si différent de celui d’un Cthonien : il n’en avait pas pris brutalement possession, son esprit avait émergé progressivement et avait absorbé tous les souvenirs, toute la personnalité de Jules. Il pouvait se mouvoir comme lui, parler comme lui, être tout à fait lui, au point de tromper même sa mère.

Il aurait pu aussi tromper Sophie si les spores n’avaient pas agi sur elle aussi, s’ils n’avaient pas tentés de prendre aussi possession d’elle. Maintenant, il fallait qu’il supprime cet obstacle de son chemin.

Il avait beau tendre l’oreille, il ne l’entendait pas. Peut-être, une fois encore, un cauchemar l’avait-elle réveillée. Dans ce cas, elle était sans doute à la cuisine, à dessiner ou à lire.

Et si elle avait compris ? Elle se serait sauvée pour lui échapper et chercher du secours. Elle pourrait donner l’alerte, mais qui la croirait ? Elle avait certes des preuves sur elle, dans son propre corps, ces spores qui tentaient de prendre possession d’elle, mais comment pourrait-elle convaincre qui que ce soit de l’examiner ? Chn’r R’laïr passa une robe de chambre et se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il hésita.

Et si elle voulait l’éliminer elle-même ? Non, même si elle en avait le courage, ce dont il doutait, les risques seraient trop grands : si elle échouait, plus personne ne pourrait lui faire obstacle. Si elle était restée là, c’est qu’elle n’avait pas compris quelle était sa situation. Il eut alors l’idée de regarder par la fenêtre. À travers les persiennes des volets, à la lumière de la lune, il vit leur voiture garée. Sophie était donc encore là. Ils étaient trop loin de tout pour qu’elle tente de s’enfuir à pied. Il sourit. Il allait donc pouvoir s’occuper d’elle. Il faudrait qu’il fasse vite : elle pouvait comprendre à n’importe quel moment ce qui se passait, elle avait assez d’éléments.

Mais comment s’y prendre ? Ce qui ressemblait le plus à une arme ici était un couteau de boucher qu’ils avaient à la cuisine. Là où se trouvait probablement Sophie. Difficile d’y accéder sans qu’elle s’en aperçoive. Peut-être un outil. Le marteau ?

Mais la première chose à faire était de s’assurer que Sophie ne puisse pas s’échapper au cas où il ne parviendrait pas à la neutraliser au premier assaut. Il devait s’emparer des clefs de la voiture.

Il entrouvrit lentement la porte. Comme il s’y attendait, il y avait de la lumière à la cuisine. À pas de loup, il descendit l’escalier. Passant dans le vestibule, il chercha à tâtons les clefs dans un tiroir. Il ne voulait pas allumer pour ne pas signaler sa présence, mais, dans le noir, il lui était difficile de ne pas faire de bruit. Il s’attendait à entendre Sophie l’appeler d’un instant à l’autre, mais rien ne vint. Il glissa les clefs dans la poche, puis se dirigea vers la cuisine.

La créature dormait sur la table, la tête sur son bras, tenant encore un crayon de papier à la main. Chn’r R’laïr la regarda sans éprouver la moindre compassion, la moindre sympathie pour elle. Il la tuerait pendant son sommeil avec indifférence.

Chn’r R’laïr s’avança, se dirigeant vers le plan de travail. Au-dessus, il y avait, suspendu à une réglette aimantée, le couteau de boucher. Soudain, derrière lui, le bruit de la chaise qui racle sur le sol, qui bascule. Une masse le frappe dans le dos, le pousse en avant et s’agrippe à lui. Il tombe, sa tête frappant le bord du plan. Un liquide chaud, son sang, lui coule sur la poitrine. Il porte ses mains à son cou. Le crayon de Sophie y est planté.

Il parvient encore à rouler sur le flanc. La dernière chose qu’il voit est Sophie, debout au-dessus de lui qui le regarde. Sophie et son sourire... Elle a une expression...

Jules mourut sans parvenir à former cette dernière pensée.


Quelques semaines plus tard, Sophie claqua la portière de son nouveau break d’occasion, plein à craquer de cartons. Tout était fini. Elle ne voulait plus de cette maison et retournait vivre en ville. Sa vie avec Jules appartenait au passé et une autre l’attendait. Pensant cela, elle caressa doucement son ventre qui s’était bien arrondi.

Il avait fallu faire disparaître le corps. Le plus dur avait été de le trainer dans la voiture, puis dans la forêt, à un endroit suffisamment isolé pour ne pas craindre qu’il fût découvert trop tôt, avant des années. Et de creuser.

Faire disparaître la voiture avait été plus facile. Elle avait trouvé un plan d’eau assez sale, assez profond, accessible et pourtant isolé. Elle avait fait ses repérages sur la carte, puis fait des reconnaissances à pied. Elle tenait à ce qu’on ne la voit pas plusieurs fois avec son véhicule près de l’endroit où elle allait l’abandonner. Pour chaque étendue d’eau, elle s’organisa une randonnée pendant laquelle elle reconnaissait les lieux et décidait alors si elle avait trouvé le bon candidat. Ce fut le cinquième. Le retour chez elle fut une épreuve de force car elle dut parcourir près de cinquante kilomètres, à nouveau à pied.

Après était venue la partie presque comique : jouer la femme délaissée, abandonnée, terrifiée que son mari ait disparu. Elle s’était trouvée douée à ce jeu-là et il semble bien que les autres aient été dupés. Elle avait même réussi à tromper sa belle-mère qui, effondrée, refoulait son angoisse en s’occupant de Sophie et de l’enfant à venir, son petit-fils. La future mère allait même loger chez elle le temps de voir venir ou aussi longtemps qu’elle voudrait.

L’ironie de la situation n’échappait pas à Sophie, qui devait parfois se retenir de rire. Mais elle n’avait pas l’intention d’habiter trop longtemps chez ses beaux-parents. Il lui faudrait s’installer seule avec son enfant dans un quartier populaire, déshérité, une de ces cités où une colère sourde gronde en permanence, comme un bruit de fond que plus personne n’entend, mais qui résonne pourtant dans le cœur de tous. Là se trouvait le terreau où son enfant pourrait réaliser ses premiers objectifs. Là, il pourrait gravir les premières marches qui le mènerait à des sommets que nul homme n’a jamais atteints. Il lui fallait la misère et la colère, l’ignorance et la haine. Là, il élèverait sa nouvelle église, sa nouvelle religion. Il mènerait alors une nouvelle croisade qui renverserait tout sur son passage, jusqu’à régner sur le monde.

Parmi les hommes, il serait appelé Damien. Pourtant, caressant tendrement son ventre, Sophie murmurait son autre nom, son nom véritable, celui que lui connaissait déjà les étoiles, Chn’r R’laïr.



Le sujet était : « Insects or other entities from space attack and penetrate a man's head and cause him to remember alien and exotic things—possible displacement of personality. » (« Des insectes ou d'autres entités venues de l'espace attaquent et pénètrent la tête d'un homme, lui provoquant des réminiscences extra-terrestre - possible dérangement de la personnalité. »)