Raison 220

Ma voiture de location est tombée en panne au milieu de nulle part. J'étais parti très tôt cette nuit et, après trois heures de route, je m'étais arrêté pour me dégourdir les jambes. Quand je remis le contact, la voiture toussa, mais refusa de démarrer. J'insistai, mais rien n'y fit. J'étais seul et il n'y avait autour de moi que des sapins noyés dans le brouillard matinal. Le ciel commençait à peine à s'éclaircir et le soleil n'était pas encore levé. Je pris mon portable pour appeler l'assistance. Pas de réseau.

La situation n'était pas agréable, bien sûr, mais il en fallait plus pour me démoraliser. Je suis photographe, spécialisé dans les contrées lointaines. Si je débutais en tant que professionnel, je n'en étais pas à mon coup d'essai. J'avais pas mal bourlingué autour du globe et j'avais réussi à me faire remarquer grâce à des photos de voyage faites en Guinée. J'aimais les paysages, mais, pour mon travail, je préférais toujours les visages. Je cherchais toujours à capturer leurs regards et, par eux, à verser leurs âmes dans celle du spectateur. La photographie permet une forme d'empathie que n'autorise aucun autre art. Tout ça pour dire que je n'étais pas effrayé. J'avais connu bien d'autres galères dans mes périples. Une simple panne, c'était embêtant mais pas de quoi s'affoler. Même si elle se produisait au milieu de nulle part, dans les montagnes, au fin fond de l'Austravie, un petit pays méconnu, pris entre la Roumanie, l'Ukraine et la Moldavie.

J'avais une carte avec moi. À force de bourlinguer, j'avais compris qu'il ne fallait pas compter sur son portable pour s'en sortir et une bonne carte faisait partie de la panoplie que j'emmenais toujours avec moi. Là, c'était une routière qui couvrait la moitié du pays, pas très adaptée pour une marche à pied, mais je devrais m'en contenter. J'essayais de déterminer quel était la ville ou le village le plus proche, mais je n'étais pas très sûr de ma position. Je savais bien sur quelle route j'étais : une longue nationale, qui traversait une grande étendue, déserte à en croire la carte. Elle n'avait de nationale que le statut, mais sa largeur, son entretien, sa fréquentation, tout évoquait la petite route de campagne. Sans doute y avait-il des fermes isolées ou des hameaux pas trop loin où je pourrais trouver du secours, mais ils n'étaient pas représentés. À vue de nez, j'avais l'impression d'être à mi-chemin entre deux villages, à peu près à soixante kilomètres de chacun d'eux, Hotsa, derrière moi, et Bercani, devant. Ce n'était pas une distance infranchissable pour un gaillard comme moi. Si je voyageais léger, si je prenais de l'eau en quantité, je pourrais être arrivé dans la nuit. Épuisé, sans doute, mais tiré d'affaire. Et puis, j'espérais bien trouver du réseau avant, ce qui me permettrait d'appeler l'assistance.

Mais je pouvais bien me tromper. Après tout, je pouvais bien être plus proche de l'un ou l'autre village. J'estimais ma marge d'erreur au maximum à quinze kilomètres. Au pire, je pourrais donc avoir à marcher jusqu'à soixante-quinze kilomètres. Impossible de boucler ça en une seule journée si je ne trouvais pas de secours. Alors, que faire ?

Je devais prévoir de dormir à la belle étoile. Nous étions en été et, même si les nuits étaient très fraîches dans ces montagnes, je ne risquais pas grand chose. J'avais un sac de couchage. J'irais sans doute moins vite, mais était-ce vraiment une bonne idée de laisser quoi que ce soit dans la voiture ? Ne risquait-on pas de la voler ?

Je regardais autour de moi. Des sapins à perte de vue. Quels voleurs avais-je à craindre ?

Après avoir tergiversé quelques minutes sur la meilleure stratégie à adopter, je remplis mon sac de randonnée avec tout ce qu'il pouvait contenir : sac de couchage, de quoi faire du feu, matériel de photo, du linge. Puis, j'allais de l'avant. Je n'ai jamais aimé retourner sur mes pas. La seule chose qui me préoccupait un peu était la nourriture : j'avais quelques biscuits, comme toujours, mais pas de quoi faire un véritable repas...

Ce fut alors le début d'une longue marche. Le brouillard finit par se lever, laissant place à une belle matinée ensoleillée. Les choses auraient pu être pires. J'avançais de mon meilleur pas, admirant le paysage quand je le pouvais, m'arrêtant seulement de temps en temps pour prendre un cliché. Mais la plupart du temps, la route était bordée d'immenses sapins de plus de vingt mètres qui bouchaient la vue. Régulièrement, je consultais mon portable, mais je n'avais jamais de réseau. À ma grande surprise, il n'y avait aucune circulation sur cette route, et je ne vis aucun véhicule. Je repensais aux robinsonnades que j'avais lues pendant mon enfance, puis aux récits post-apocalyptiques que j'avais appréciés adolescent. J'aurais pu être seul au monde. Un virus aurait-il détruit toute l'humanité, me laissant dernier représentant de cette espèce bientôt disparue que je n'en saurais encore rien. Ou des extra-terrestres. Ou une bombe d'un nouveau genre. Ou encore des monstres jaillis des profondeurs de l'océan. Je souris au souvenir de ces lectures oubliées. Tout ça n'était que fantasmes, mais ils me permettaient de détourner mon esprit de ce que ma situation avait de réellement inquiétant : j'étais complètement isolé, incapable d'obtenir du secours et si n'importe quoi m'arrivait, je ne pourrais compter que sur moi-même. Une simple foulure, chose bénigne d'ordinaire, pouvait prendre des proportions dramatiques dans ce contexte. Je ne me sentais pas en danger, mais, je ne pus m'empêcher de m'imaginer chargé par un sanglier. Il était très improbable que cela se produise, mais pas impossible. Et s'il me blessait ?... Soudain, je me rappelais qu'il y avait encore des ours dans ces forêts...

Je chantais alors aussi fort que je pus, pour me distraire, mais aussi pour éloigner les bêtes sauvages, jusqu'à ce que, lassé, je retourne au silence. Je savais que l'isolement pouvait provoquer un emballement de l'imagination parfois difficile à contrôler. La raison, c'est les autres.

Le matin, la marche avait été plutôt facile. Le froid laissa vite la place à une fraîcheur agréable. Vers midi, je mangeai les quelques biscuits que j'avais emportés. L'après-midi, une chaleur de plomb s'abattit sur la route. Je marchais à l'ombre des sapins à chaque fois que je le pouvais. Mais, même comme cela, je me fatiguais plus vite. Mes réserves d'eau, deux bouteilles d'eau minérale, ne me paraissaient plus aussi suffisantes qu'au départ : je ne m'étais pas assez rationné pour commencer et, en milieu d'après-midi, il ne me restait que la moitié d'une.

Il était près de vingt heures lorsqu'un à un carrefour, je découvrais un poteau indicateur. J'en avais déjà croisé d'autres, rares, mais c'était le premier à porter des indications de distances. Épuisé, affamé, assoiffé, les pieds endoloris par quinze heures de marches, je découvrais qu'il me restait quarante kilomètres à parcourir. J'avais pris la mauvaise direction. Et de loin. Comment avais-je pu me tromper à ce point ?

Il y avait une autre indication sur le panneau indiquant un lieu-dit. Il pointait dans la direction d'une route étroite et sinueuse partant vers l'Est. Trikolov. Quatre kilomètres. J'accueillais la nouvelle avec bonheur. Je ne serai pas logé dans un palace, aucun doute là-dessus, mais au moins je pourrai trouver du secours, de quoi manger et quelque part où dormir. Je me remis en route vers ce nouvel objectif, les pieds douloureux, mais soulagé.

La route était étroite, tout juste suffisante pour une voiture et l'asphalte usé, abimé avait bien besoin d'une réfection. Rien d'étonnant après une nationale où je n'avais pas croisé un seul véhicule de la journée. Mais je fus tout de même surpris de constater que le bitume se dégradait encore à mesure que j'avançais. Jusqu'à s'arrêter, laissant la place à un chemin de terre.

Au bout de trois quart d'heures, j'aperçus entre deux cimes de sapin, une ruine magnifique faite de pierres grises et massives, une tour carrée au sommet plat, haut perchée sur le flanc de la montagne, au sommet d'une falaise. Tout en progressant, je l'observais, cherchant un meilleur point de vue. Lorsque je le trouvais, je m'arrêtais et pris mes jumelles. Je découvris des remparts qui surplombaient la vallée. La tour jouxtait l'un d'eux et la muraille était plus haute à ses abords, comme si un bâtiment s'y accolait. Je pensais à une église et son clocher, sans pouvoir en être sûr. Peut-être était-ce un ancien monastère ? Je repris mon chemin, me promettant de visiter les lieux avant de repartir. Tandis que je progressais, je levais souvent les yeux vers cette ruine, illuminée par les derniers rayons du soleil. Elle m'apparaissait comme un château merveilleux, figure de proue fantastique dressée face au ciel. Un peu plus loin, au détour d'un virage, je vis enfin le village. Il se trouvait au fond de la vallée, en contre-bas des ruines. Je craignais de trouver un simple hameau habité par une ou deux familles, mais ce n'était pas le cas. Au vu du nombre de maisons, j'estimais qu'il devait y avoir une population de peut-être une centaine de personnes. Un tout petit village, mais un village tout de même. D'une façon ou d'une autre, je pourrai trouver du secours ici.

La nuit était en train de tomber et pourtant, je ne voyais aucun éclairage public. Je remarquais l'absence de pylônes aux alentours, ainsi que de câbles électriques suspendus. La civilisation n'était-elle pas arrivée jusque-là ? Allais-je découvrir un peuple indigène oublié au cœur de la montagne ? Je souris, trouvant cette idée amusante.

Mais, lorsque j'arrivais enfin aux premières maisons, mon impression ne fut pas bien meilleure. Non seulement il n'y avait pas d'éclairage public, mais les rues n'étaient ni goudronnées, ni pavées, faites de terre battue. Il n'y avait pas non plus de trottoirs.

Je consultai mon portable. Pas de réseau ici non plus.

Après avoir passé plusieurs maisons abandonnées, je frappai à la porte de la première éclairée que je trouvais. Peut-être y avait-il moins d'habitants dans cette bourgade que je ne l'avais d'abord cru. Une petite femme d'âge moyen, habillée à l'ancienne mode du pays, m'ouvrit. Je tentai de lui expliquer ma situation en anglais, mais elle ne semblait pas me comprendre. Elle me fit signe de me taire et appela derrière elle. Un homme vint rapidement. Il paraissait à peine plus âgé qu'elle bien que ses cheveux soient déjà bien gris. Son mari, j'imagine. Je recommençai mon explication, parlant cette fois plus lentement et distinctement. L'homme fronça les sourcils. Tandis que je parlais, je remarquais qu'il jetait régulièrement des coups d'œil derrière moi, comme s'il s'attendait à ce que quelqu'un surgisse dans mon dos.

— No phone here, sorry.

Il fit mine de refermer la porte. Je l'arrêtai et essayai de lui faire comprendre mon désarroi. Lorsqu'il comprit, il me fit entrer et referma derrière moi avec précipitation. En anglais maladroit, l'homme m'offrit l'hospitalité, que j'acceptais de bon cœur.

En entrant, j'eus l'impression de faire un voyage dans le temps : les pièces étaient éclairées à la lampe à huile et à la bougie ; j'aperçus du vestibule la cuisine où trônait une chaudière à bois ; les murs étaient lambrissés d'un bois sombre. Nulle part de télévision, encore moins d'ordinateur, de tablette ou de téléphone portable. Mon hôte me conduisit à la salle à manger et me fit asseoir sur le banc qui courait le long du mur où il prit lui-même place. Sur le buffet qui nous faisait face était posée une radio, seul signe montrant que nous avions franchi le Moyen-Âge.

Sa femme apporta un couvert supplémentaire. Ils étaient sur le point de passer à table lorsque j'avais frappé à leur porte. La femme posa sur la table une énorme casserole et me servit à l'aide d'une louche monumentale. Je regardais mon assiette : c'était un genre de potée avec des pommes de terre, du chou vert, des morceaux de saucisse, quelques fayots et carottes. Je me régalais.

Au début du repas, nous parlions peu, embarrassés de ne pas parler la même langue. Je fis comprendre à mon hôtesse que j'appréciais la nourriture si bienvenue. Elle me sourit. Son mari se proposa de me ramener en voiture à la ville le lendemain. Je l'en remerciais chaleureusement, mais lui demandais si je pouvais rester plusieurs jours, contre rétribution bien sûr. J'expliquais que j'étais photographe et que j'étais à la recherche de paysages et de visages. Je lui dis que je trouvais son village magnifique et que je souhaitais faire quelques clichés du pays et des gens qui l'habitaient. Je les flattais en leur proposant de commencer par eux, dès le lendemain matin. Ils rirent, amusés et gênés à cette idée. J'insistais, en leur expliquant ma démarche, que je voulais témoigner de leur façon de vivre, qui paraîtrait délicieusement surannée aux gens des villes. Ils finirent par accepter.

J'essayai alors d'orienter la conversation sur la ruine, mais, dès qu'ils comprirent de quoi je voulais parler, ils se renfrognèrent, refusant de répondre à mes questions sur le sujet autrement que par des grognements. La femme se leva un peu brutalement et débarrassa la table. Elle se retira dans la cuisine et je ne la vis plus ce soir-là.

Il y eut un silence pénible. Le mari le brisa en mettant sur la table une bouteille et deux verres à liqueur. J'essayai de refuser, expliquant que je ne buvais pas, mais il fit mine de se vexer, alors j'acceptais tout de même. Je ne sais pas au juste ce que c'était, mais cela me brûla la langue et la gorge. Je toussai fortement tandis qu'il riait.

J'abordais à nouveau le sujet de la ruine. Je finis par faire dire à mon hôte qu'il s'agissait bien d'un monastère orthodoxe abandonné. Il y a environ une trentaine d'année, il avait été le théâtre d'un scandale si choquant que la communauté avait été dissoute par la hiérarchie ecclésiastique. Certains moines avaient été défroqués et même condamnés à de la prison. J'essayais de lui faire dire quelles avaient les raisons de mesures aussi radicales, mais il refusa de me les révéler, éprouvant visiblement un malaise grandissant. Je laissais tomber avant de me montrer impoli.

Il reprit alors la conversation, l'orientant sur ces enfants, m'expliquant leurs vies, leurs études, l'entrée dans le monde professionnel. J'avais fini par comprendre qu'ils avaient trois fils et deux filles. Tous avaient quitté Trikolov. Le village, comme tant d'autres, était agonissant et n'offrait aucun avenir pour sa jeunesse, qui partait tenter sa chance dans les grandes agglomérations. J'avoue que je ne compris plus grand chose à ce qu'il me dit ensuite : la fatigue emportait mes dernières facultés d'attention et j'étais lassé de le voir chercher ses mots, de deviner la signification de ses gestes et de décrypter son accent. Il s'en aperçut et, sans s'en offusquer, me conduisit à l'étage.

Un peu plus tard, je me retrouvais seul dans une chambre, celle d'un de leurs fils. Le mobilier était fruste, une armoire, un lit, une chaise, une table de chevet de bois massif, dignes d'un antiquaire, mais le matelas était confortable. Sur la table, mon hôtesse avait placé une bassine en faïence, ainsi qu'une grande carafe d'eau tiède. Je fis une rapide toilette.

J'allai à la fenêtre pour fermer les volets à persiennes. Je découvris alors la vue qui donnait sur la campagne. La lune, presque pleine, jetait une lumière argentée sur le paysage, son bord légèrement dévoré par le sommet de la tour du monastère. Une légère brume commençait à se lever. Je ressentis profondément l'impression fantastique qui se dégageait de cette atmosphère. J'attrapai mon appareil et pris quelques clichés. J'envisageai de ressortir pour faire des photos, mais mes pieds douloureux me convainquirent : il était temps de se reposer et de dormir.

Tandis que je me déshabillais, je décidai qu'il me fallait passer quelques jours ici. Le monastère me fascinait de plus en plus et je voulais en faire une série de photos à différents moments de la journée, ainsi que de nuit. Je ne savais pas encore comment j'allais m'organiser pour cela mais je m'endormis, incapable d'y réfléchir à ce moment.

Pour autant, je n'eus pas un sommeil tranquille. Il fut encombré de rêves absurdes dans lesquels je croisais maintes créatures étranges et souvent inquiétantes. Je parcourais des lieux tout aussi étonnants qui me laissèrent une impression d'un exotisme outré et malsain. Je ne gardai de tout cela qu'un souvenir confus. Je me rappelle d'une ville en ruines aux bâtiments cyclopéens conçus pour des créatures énormes et inhumaines, le tout envahi par une jungle dont aucun arbre, aucune plante ne paraissait être d'une espère familière. Il me semblait être poursuivi par une chose immense. Il y eut bien d'autres endroits de ce genre, mais j'en perdis tout souvenir, ne conservant qu'une impression vague.

Je me réveillai en sursaut. Des cloches sonnant à toute volée résonnaient au dehors. Étonné, je me levai, ouvris la fenêtre et les volets. Je pensais d'abord à l'église, me demandant si le curé du coin n'avait pas été pris d'une crise de folie subite. Mais non, cela venait de plus loin. Je parcourus l'horizon des yeux, cherchant ce qui pouvait être à l'origine de ce bruit. Je ne trouvais rien, jusqu'à ce que mon regard ne s'arrête à nouveau sur... le clocher du monastère abandonné !

Je restais là un moment, abasourdi, à chercher une explication. Je m'étonnai de me voir seul à ma fenêtre : aucun habitant du village n'avait quitté sa maison ou seulement ouvert une porte. J'étais seul, dans la nuit, à écouter. Du moins le croyais-je. Brusquement, la porte de ma chambre s'ouvrit et mon hôte se précipita pour refermer volets et fenêtre, m'écartant sans ménagement.

— You, go to sleep. Do not open the window. The Devil is out there.

Me disant cela, il me regardait avec une expression de fermeté qui cachait mal sa frayeur : ses mains tremblaient légèrement et une commencement sueur apparaissait sur son front alors que l'air s'était rafraîchi avec la nuit. Il s'en retourna alors aussitôt dans sa chambre. J'essayai de le retenir pour le questionner, mais il fit mine de ne pas remarquer.

Je ne rouvrais pas la fenêtre malgré la tentation que j'en avais, de peur de provoquer sa colère. Je restais donc de longues minutes assis au bord de mon lit à écouter. Les cloches finirent par s'arrêter. Il était une heure vingt. Le carillon avait duré environ un quart d'heure.

Si je n'avais pas été si fatigué, je crois que je ne serais pas parvenu à m'endormir. Il me fallut tout de même près d'une heure tant avait été grande mon excitation. Je me demandais vainement qui avait pu se rendre en pleine nuit dans une église abandonnée depuis des années pour en faire sonner le carillon. Popescu avait parlé du Diable. Que voulait-il dire par là ? Il ne l'entendait certainement pas au sens propre, quoique... Les pires superstitions sont si bien ancrées dans les campagnes arriérées qu'il se pouvait bien que la croyance à Satan y soit monnaie courante, même de nos jours. À moins que Popescu sût très bien ce qui se passait là-haut et qu'il ne cherchât à m'en écarter. Peut-être qu'une société secrète se réunissait la nuit dans ces ruines pour se livrer à Dieu sait quelles activités. Mais, dans ce cas, ses membres se seraient efforcés d'être discrets et n'auraient réveiller toute la population au milieu de la nuit. Même s'il s'agissait d'une secte organisant une cérémonie pour laquelle le carillon était requis, un endroit plus écarté encore aurait été choisi. À moins que son emprise sur les gens du cru fut si forte que tout cela pût se dérouler au su de tous. C'est sur ces questions sans réponse que le sommeil me prit. Le reste de la nuit fut un tunnel noir, dépourvu de rêves.

Le chant d'un coq me réveilla vers neuf heures. Un splendide soleil filtrait par les volets. J'ouvris les yeux, presque reposé, heureux d'avoir si bien dormi. Je me rafraîchis rapidement et retrouvai mon hôtesse à la cuisine. Un grosse miche de pain rustique, un pot de beurre et des confitures trônaient sur la table. Tandis que je mangeais, j'essayais de lui faire la conversation. Son anglais était beaucoup plus pauvre que celui de son mari, aussi cela ne nous mena pas bien loin. J'essayai tout de même de l'interroger sur les événements de cette nuit. Elle ne comprit pas tout de suite de quoi je voulais parler mais, après, son attitude redevint hostile à mon égard, comme la veille et elle ne me répondit plus que pas des grognements. Elle finit par me faire comprendre, à l'aide de gestes agacés, qu'elle avait besoin de la table et qu'il fallait que je déguerpisse. Je ne me le fis pas expliquer deux fois.

De retour dans ma chambre, j'étais en train de terminer mes bagages en me demandant comment j'allais procéder ensuite lorsque Popescu entra accompagné d'un jeune homme. Celui-ci se présenta à moi dans un anglais marqué d'un fort accent. Il s'appelait Dimitri et se proposait de m'emmener à Bercani où il avait de toute façon à faire aujourd'hui. De là, je n'aurais aucune difficulté à trouver de l'aide. J'acceptai avec enthousiasme.

Nous en avions pour environ une heure de route. Dimitri engagea la conversation, s'excusant de vivre dans un village aussi arriéré. De là, il égraina des considérations générales sur l'état de son pays depuis la chute du communisme. J'essayai d'aborder la question de l'ancien monastère et des événements de cette nuit.

— I did not hear anything. You know, the work in the forest is really hard. When comes the night, I sleep so well ! Even if God crushed the sky on my roof, I wouldn't wake up !

Il prétendait n'avoir rien entendu. J'avais du mal à le croire. Mais il n'était pas disposé à en discuter et il m'engagea à parler de moi et de mon métier. Je répondis avec complaisance, mais je n'étais pas dupe : il avait délibérément esquivé le sujet qui m'intéressait et je le savais.

Arrivé à Bercani, j'eus le sentiment de retrouver la civilisation. J'appelai mon assistance et j'eus toutes les peines du monde à leur expliquer que je ne pouvais pas rester près de mon véhicule en attendant le dépannage, même si la procédure le prévoyait ainsi. Ils finirent par comprendre et nous trouvâmes une solution. Le soir, je dormais dans une chambre d'hôtel bon marché et je disposais d'une voiture de location pour la semaine. Je me couchais sur mon lit en contemplant le plafond. Tandis que je réfléchissais dans le noir, je suivais du regard les rais de lumière que faisaient les phares des voitures circulant dans la rue.

Bercani était une ville de taille moyenne sans charme, mais située dans une vallée enclavée au cœur des montagnes. Je ne comptais pas y faire beaucoup de photos. J'avais prévu de l'utiliser comme une base arrière à partir de laquelle je rayonnerai dans la campagne austravienne durant un mois. Je n'avais pas établi de plan précis, aussi rien ne s'opposait à ce que je commence par Trikolov. Mais je voulais pas y retourner sans en avoir appris plus sur ce village et son monastère. Je pris mon portable et parcourus la liste des mes contacts. Je finis par trouver celui que je cherchais : Flavius Amanar, un étudiant en histoire avec qui j'avais eu quelques contacts en préparant mon voyage. Nous avions échangé quelques mails et le contact avait été plutôt bon. Il m'avait indiqué quelques sites sur lesquels j'avais l'intention de me rendre pour faire quelques photos. Il m'avait donné son numéro de téléphone afin que je puisse le contacter une fois sur place. Il était trop tard pour que je l'appelle maintenant. Je composais rapidement un texto lui indiquant que j'étais sur place et que je souhaitais lui parler rapidement.

J'éteignis la lumière et m'endormis aussitôt. Et, cette fois, je dormis d'un sommeil de plomb, une longue nuit sans interruption.

Lorsque je m'éveillais, le jour était à peine levé. Je m'en aperçus en ouvrant les volets roulants. J'étais reposé, de bonne humeur et plein d'énergie. Je regardais mon téléphone : Flavius m'avait répondu pendant que je dormais. Il proposait que nous nous rencontrions aujourd'hui même, au Café des Arts, place de l'Université, à quatorze heures. J'acceptais aussitôt.

J'avais quelques heures devant moi. Je les passais à errer dans la ville au hasard, prenant des clichés sur le vif, tâchant de capter cet instant béni où les planètes s'alignent, où la lumière est parfaite, où les visages prennent l'expression idéale et où le cadrage s'impose comme une évidence. Ce n'est pas parce que Bercani n'est pas une belle ville qu'on ne peut pas y faire de bonnes photographies. La chance me sourit-elle ? J'eus le sentiment d'en avoir réussi l'une ou l'autre. Il faudrait encore les regarder sur un plus grand écran ou sur papier pour en prendre la mesure.

Midi passé, je m'installai au café et commandais une bière et un sandwich. Tout cela fit un repas acceptable, que je mangeais en lisant un roman, Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Je m'amusais beaucoup à lire la conversation du protagoniste avec le Diable à la terrasse d'un café.

— Pardonnez-moi, monsieur, êtes-vous Robin Laffitte, le photographe ?

Je levais la tête, confus. L'homme qui s'adressait à moi s'exprimait en français, mais avec un fort accent austravien. Il devait avoir vingt-cinq ans, il était bâti comme un roc. Il avait des cheveux blonds, coupés courts, tirant sur le roux.

— Monsieur Amanar, je suppose ? demandai-je ne me levant pour lui serrer la main. Pardonnez-moi, quand je lis, je suis tellement absorbé ! Je ne vois plus le temps passer et je ne fais plus attention à ce qui m'entoure !

— Pas de problème, dit-il en élargissant son sourire.

Il s'assit en face de moi et se commanda une bière. J'en repris une avec lui.

— En écoutant votre message, dit-il, j'ai cru comprendre que vous ne faisiez pas appel à moi en tant que connaisseur de la région mais en ma qualité d'historien.

— Les deux, répondis-je. J'ai besoin de quelqu'un qui connaisse bien l'Austravie et son histoire.

— Vous avez de la chance que je sois en ce moment à Bercani : j'ai décidé d'y passer les vacances universitaires pour peaufiner ma thèse. Normalement, je serais retourné dans mon village natal. J'aurais même pu faire un séjour à l'étranger.

Il me sourit. Il m'avait fait comprendre que son temps était précieux. Je devais rendre mon histoire suffisamment intéressante à ses yeux si je voulais qu'il se consacre à moi.

Je lui racontai ma mésaventure de la veille avec autant de verve et d'humour que je pus. J'insistai particulièrement sur le monastère abandonné qui m'était apparu à l'approche de Trikolov et de l'envie que j'avais de le photographier, le jour et la nuit sous différents angles, mais aussi de connaître son histoire. Je mentionnai en riant mon réveil nocturne par les cloches, attribuant la chose à des plaisantins pas très fins, sans doute des adolescents immatures.

Mais, dès que j'avais prononcé le nom de Trikolov, l'envie de rire était passée à Flavius et il avait pris un air grave, voire inquiet. Je remarquai qu'il jetait des coups d'œil autour de nous, comme s'il craignait que l'on nous entende. Il n'y avait pourtant pas grand monde dans le bistrot : avec les vacances universitaires, la plupart des étudiants avaient déserté le campus. La fin de mon récit ne le dérida pas malgré l'humour que j'essayais de mettre en imaginant les sonneurs de cloches s'effrayer eux-mêmes, se sauver en courant dans la forêt et se prendre les pieds dans les racines. Je me sentis alors embarrassé, ne sachant comment poursuivre. Il y eut un moment de silence un peu pénible pendant lequel il paraissait réfléchir. Puis, il me dit :

— Robin... Tu permets que je t'appelle Robin et que je te tutoie ? On a presque le même âge après tout.

J'acquiesçai d'un signe de tête.

— Tu t'engages dans quelque chose dont tu n'as pas idée. Ce village a une réputation sinistre, et cela ne date pas d'hier. Un mal étrange paraît hanter cette vallée, un mal qui contamine ceux qui y habitent, et même ceux qui y séjournent trop longtemps. Mais je ne veux pas continuer d'en parler ici, je ne voudrais pas qu'on nous entende, même si nous parlons en français. Beaucoup de gens le comprennent en Austravie, presque autant que l'anglais. Nous allons aller dans mon studio, il n'y a que quelques minutes de marche.

Je payai les consommations et nous partîmes.

Il habitait un petit appartement au dernier étage d'une grande tour d'habitation plutôt destinée à des étudiants ou de jeunes adultes fraîchement entrés dans la vie active. Elle était située aux abords du quartier universitaire.

De la baie vitrée, s'offrait à nous une vue imprenable sur Bercani. Si la ville avait été plus belle, j'aurais pu faire des photos remarquables. Mais là... Je sortis sur le balcon pendant que Flavius nous préparait un verre. Je parcourus l'horizon des yeux. Peut-on faire une belle photo d'une agglomération laide ? On parvient bien à le faire pour des personnes. Il fallait trouver l'instant, l'expression, l'attitude où ce qu'elles nous montraient était en harmonie avec ce qu'elles étaient au fond d'elle-même. Pour cela faire une photo qui dépasse les apparences, qui parvienne à percer la surface pour pénétrer en profondeur.

— Je préférerais que nous discutions à l'intérieur, dit Flavius derrière moi, interrompant le cours de mes pensées. Parfois, je trouve que cette immensité a quelque chose d'effrayant. Il m'arrive d'avoir l'impression que cette ville me regarde, m'observe d'un œil mauvais.

Curieusement, alors que je sortais de ma contemplation, je comprenais ce qu'il éprouvait. Moi-même, j'avais ressenti un malaise indéfinissable, si léger qu'il en était presque insaisissable, mais dont je ne pouvais pourtant douter. Il s'installa sur le canapé en me faisant signe de prendre place sur un fauteuil en face de lui.

— Je n'aime pas la vodka, dit-il en remarquant mon air surpris.

— D'accord, mais il n'est pas un peu tôt pour un whisky ?

— Ce n'est pas de trop pour m'aider à te raconter ce que j'ai à te dire. Et, crois-moi, tu ne le regretteras pas non plus.

— D'ordinaire, je ne bois pas. Saut de la bière.

— Ce n'est pas une histoire ordinaire que tu vas entendre.

Il leva son verre et dit avec un sourire étrange :

— Noroc !

J'avais pris le mien et lui répondis de même. Je trempais à peine mes lèvres en le regardant boire d'une traite la moitié de son verre pourtant bien rempli. Il prit une posture ramassée, presque recroquevillée autour de son verre qu'il tenait du bout de ses dix doigts, la tête au-dessus, le regard perdu dans le liquide ambré. Puis il commença à raconter. Il parla longtemps, sans bouger, sans lever les yeux vers moi, d'une voix grave et basse, à peine audible. Lorsqu'il eut terminé, l'après-midi touchait à sa fin, mais comme cette longue soirée d'été commençait à peine, la luminosité ne baisserait pas avant plusieurs heures. Pourtant, après avoir écouté ce récit, le jour me paraissait plus sombre. Je vais essayer de rassembler mes souvenirs et de reconstituer ici ce que mon ami me dit alors.


J'ai grandi à Blatec, commença-t-il, un village non loin d'ici qui ne manque pas de points communs avec Trikolov : perdu dans les montagnes, au fond d'une vallée, semblant prisonnier du Moyen-Âge. Du moins était-ce le cas à l'époque de la chute du communisme et, s'il reste du chemin à parcourir, beaucoup a déjà été fait. Lorsque j'étais enfant, une misère féroce frappait tout le pays, bien pire qu'aujourd'hui. Mais nous avions de la chance par rapport à beaucoup d'autres : mon père était policier et, s'il est arrivé parfois que le gouvernement oublie de le payer pendant plusieurs mois, il avait un emploi sûr. J'ai vécu là, avec mes frères et sœurs, une enfance heureuse et insouciante. Du moins le fut-elle jusqu'à l'été 1999, l'année où mon père perdit la foi et l'espoir.

Comme tu le sais, l'Église Orthodoxe est très implantée dans le pays. Mon père, Ivan, sans être extrémiste d'aucune façon, ni même un pratiquant régulier, était tout de même croyant, et il ne manquait jamais une grande cérémonie. Il éprouvait une foi profonde, bien à lui, dans laquelle il trouvait la force, chaque jour, malgré le désespoir ambiant, d'affronter la violence croissante de cette société en décrépitude, tout en conservant pour sa famille une jovialité sans faille. Il était fidèle en amitié et considérait son métier comme une mission au service des autres. Il ne buvait que très rarement, ce qui mérite d'être souligné vu les mœurs dans nos contrées.

Mais cette année-là, tout changea. Il était devenu taciturne, déprimé, parfois agressif, même avec nous. Il cessa de voir ses amis. Il refusait de sortir de chez lui, sauf pour aller travailler, ce qui lui était de plus en plus difficile. Lorsqu'il était à l'extérieur, il paraissait inquiet, voire effrayé, il ne cessait de jeter des coups d'œil vers le ciel derrière lui. Un médecin lui donna un arrêt de travail pour dépression nerveuse.

Il lui arrivait de se réveiller la nuit, hurlant, en transe, parlant à des personnes... ou peut-être des choses qui n'existaient pas, que personne ne pouvait voir. Il dialoguait avec elles comme si elles lui répondaient. Et lorsque ma mère s'adressait à lui pour tenter de le calmer, il semblait ne pas l'entendre. Le lendemain, lorsqu'il se réveillait, il n'en parlait pas, comme si rien n'était arrivé. D'ailleurs, il ne parlait pratiquement plus, sauf quand il avait bu, ce qui lui arrivait de plus en plus souvent, jusqu'à sombrer dans l'alcoolisme à une vitesse effrayante. Et alors ce qu'il disait paraissait insensé. C'est depuis cette époque que je hais la vodka. Je n'en ai jamais bu, je n'en boirai jamais. Mon père s'est suicidé le 19 septembre 2003 avec son arme de service. J'avais alors neuf ans. Je garde un souvenir confus, mais terrifiant, de cette période qui dura deux ans. Il y a toutefois un moment dont je me rappelle avec netteté. Je ne saurais dire quand cela s'était produit au juste, mais c'était en hiver. J'étais seul à la maison avec mon père. Il avait déjà cessé de travailler et j'étais grippé, ce qui me dispensait d'aller à l'école, contrairement à mes frères et sœurs. Ma mère... Je ne sais plus où elle était. Peut-être au travail. Elle enchaînait les petits boulots pour éviter que nous ne sombrions dans la misère totale.

Bref, nous étions seuls tous les deux pour toute la journée. Cela ne se produisait jamais. Cela aurait pu être un moment privilégié, qui nous aurait rapprochés. D'une certaine façon, ce le fut. Mais pas de celle dont on l'attendrait. Dans l'état où était mon père, un rapprochement... était risqué. Il pouvait tout autant voir une lumière du fond de l'abîme, une direction vers laquelle aller pour s'en sortir. Ou me tirer à lui et me faire descendre avec lui dans les ténèbres. Bien sûr, la vérité est dans l'entre deux, comme toujours. Sans doute a-t-il aperçu une lueur. Mais il faillit bien m'entraîner avec lui.

Nous approchions de midi et je commençais à avoir faim. Je me rendis au salon où mon père se trouvait. Je me figeais sur le pas de la porte. Les volets étaient fermés, mais de la lumière filtrait par les persiennes. La télévision diffusait une émission stupide, le son en sourdine. Mon père, en peignoir comme toujours, avachi sur le canapé, ne la regardait même pas. Il avait les yeux vitreux, fixés dans le vide en direction de la fenêtre en face de lui. Sur la table basse, une bouteille de vodka ouverte, à moitié vide. Il était déjà abruti d'alcool.

Je restais là un long moment à le contempler sans qu'il me remarque. Il se mit à parler tout seul, commençant en un murmure incompréhensible et presque inaudible. Puis, progressivement, il s'agita, faisant trembler nerveusement ses jambes et gesticulant des bras. Sa voix se fit plus forte, mais elle restait pâteuse et inarticulée. Je ne comprenais rien à ce qu'il disait. Il se leva levant ses poings vers le ciel, proférant des insultes et des menaces ne s'adressant à personne. Ou peut-être à Dieu. Ou... peut-être à d'autres choses.

Je n'avais pas bougé pendant tout ce temps. J'étais effrayé et horrifié par ce comportement. Ai-je poussé un cri sans m'en apercevoir ? pleuré ? Je ne sais pas, je ne me rappelle pas. Toujours est-il qu'il me remarqua enfin. Il se tourna vers moi et, si son regard était toujours noyé, son sourire me rappela celui qu'il avait autrefois, quand tout allait encore bien. Il ouvrit grand ses bras, m'appelant affectueusement. Je m'y précipitais en pleurant. Il répéta mon surnom longuement, me berçant de droite à gauche.

— Oh Flavy... Flavy... si tu savais... si tu savais comme j'ai peur... si tu savais... Dieu n'existe pas, ce n'est pas possible... Dieu n'existe pas ou alors c'est un monstre, un être ignoble... une créature abjecte...

Il se mit à pleurer, me tenant toujours dans ses bras. Je frissonnais, horrifié, non par le blasphème qu'il venait de proférer, mais par ce qu'il signifiait quant à la profonde détresse de mon père, si pieux naguère.

— Je suis désolé, tu sais, je... je te demande pardon... mais je n'y peux rien... J'aimerais tant retrouver mon ignorance, que tout redevienne comme avant... Mais ce n'est pas possible... Je sais qu'Ils sont là, dehors, à attendre le bon moment, à attendre que le Jour soit venu, celui de leur Grand Retour.

Il avait cessé de pleurer en parlant et s'était redressé. Il me regarda un instant, les joues pleines d'eau. Je ne sais ce qu'il vit en moi à ce moment-là, mais cela ne l'aida pas. Je vis sa gorge se serrer, les larmes monter à nouveau. Mais il se retint. Il essaya de fuir encore une fois. Sa vie n'était faite plus que de ça, de fuites interminables. Il se tourna vers la table basse, attrapa la bouteille de vodka et but une rasade au goulot, sans s'embarrasser d'un verre, et se rassit. Il ne me regardait plus. Je ne sais même pas s'il attendait que je parte. Mais j'étais décidé à ne pas me laisser ignorer comme cela. Cherchant quoi faire, je restais sans bouger.

— Va fouiller dans le frigo, dit-il. Maman t'as sûrement laissé quelque chose à manger.

— Et toi, Papa ? Il faut que tu manges aussi.

— Je n'ai pas faim.

Il but une nouvelle rasade. Je partis alors dans ma chambre et pris mes crayons. Je me lançais furieusement dans un dessin où j'essayais d'exprimer ce que je ressentais et que j'étais incapable de dire. Au centre de la feuille, je plaçais un homme grand, mais recroquevillé sur lui-même, prenant sa tête dans ses mains. Autour de lui, je mis un mur de brique formant un carré serré autour de lui. Je couvrais presque tout le reste de la feuille de loups, de bêtes sauvages, de monstres aux dents longues et aux griffes acérées, courant, formant une ronde folle autour du mur. Il n'y avait presque que du noir. Seul le coin droit échappait. Un petit bonhomme était là, dans un petit espace blanc, pleurant des larmes énormes.

Je retournais voir mon père, qui n'avait pas bougé de son canapé et lui remit le dessin avec gravité.

— C'est un beau dessin que tu as fait là.

Moi, je le trouvais hideux. Je le détestais. Il passa le bout de ses doigts sur les traits de crayon, suivant leurs mouvements.

— C'est moi, là ? demanda-t-il en montrant le personnage au centre.

— Oui.

— Tu vois, tu dessines bien. Je me suis même reconnu. Et là, c'est toi ?

Il montrait maintenant le bonhomme qui pleurait.

— Oui, répondis-je.

— Et tu ne sais pas pourquoi tu pleures ?

— Si, je le sais. Ce que je ne sais pas, c'est pourquoi lui — je désignais du doigt la figure dans laquelle mon père s'était reconnu — il est prisonnier. Pourquoi il me laisse seul. Pourquoi il nous abandonne.

J'étais à mon tour sur le point de pleurer, mais mon père ne s'en aperçut pas, il ne me regardait pas. Il fixait le dessin, passant maintenant ses doigts sur les créatures maléfiques.

— Tu vois bien, Flavy, il y a tous ces monstres dehors qui l'attendent. S'il sort, il se fera bouffer.

Mon père tourna alors la feuille, la leva devant lui, l'observant sous différents angles comme s'il cherchait à voir quelque chose qui se dérobait au regard.

— Ils n'ont pas l'air de se cacher là, dit-il.

— Qui ça ?

— Les monstres invisibles. Personne ne peut les voir, mais, eux, ils voient tout. Et même des choses qui n'existent pas pour nous. Ils viennent d'ailleurs. Je ne sais pas d'où, mais ce n'est pas un endroit comme ici. Un truc comme une autre dimension, ou un autre machin que je ne comprends pas. Pour le moment, ils ne peuvent pas venir quand ils veulent. Il faut que quelqu'un les appelle ou leur ouvre le chemin. Après, ils repartent, ou ils sont renvoyés par celui qui les a appelés. Je ne sais pas au juste. J'ignore pourquoi ils ne restent pas, ni pourquoi ils ne viennent pas quand ça leur chante. Je crains qu'un jour, on oublie de les renvoyer ou de refermer le portail derrière eux. Ou qu'ils trouvent un autre chemin jusqu'ici. Un chemin qu'ils pourraient suivre seuls et qu'on ne pourrait les obliger à reprendre. Alors, c'en serait fini de nous. Je veux dire, de l'humanité toute entière. Ce serait l'enfer sur la terre, pire que dans tes cauchemars. Et jamais on ne les verrait. Parce qu'ils existent d'une autre manière que nous, une manière que je ne comprends pas. Mais il vaut peut-être mieux ne pas les voir.

Il but encore une nouvelle rasade. Il resta un instant sans bouger, puis il me regarda enfin. En souriant, il me fit signe de m'asseoir. J'obéis avec empressement.

— Papa les a vus, lui, dit-il.

Encore une goulée.

— Je ne devrais peut-être pas t'en parler...

Nouvelle rasade. Un long moment passa sans que ni l'un ni l'autre ne dise un mot ni ne fasse un geste. Lorsqu'il recommença à parler, je me demandais s'il se rappelait encore que j'étais là tant il avait l'air de ne le faire que pour lui-même.


Il faisait si beau cet été-là, commença-t-il. Une chaleur écrasante. On suffoquait du matin au soir, et la nuit, on respirait à peine mieux. Je travaillais avec Abel, mon coéquipier et mon ami, depuis quelques temps sur une histoire de disparition. Une gamine de seize ans n'était pas rentrée chez elle après une soirée avec des amis. Atanasia Lupescu. Ils étaient une dizaine au bord d'un lac, le dernier weekend de juin pour fêter la fin des cours. À la fin, l'un d'entre eux l'avait ramenée à seulement deux rues de chez elle. Pourtant, elle n'était jamais rentrée. Nous avons fait les démarches habituelles dans ce genre de cas : interrogatoire des parents et des proches, reconstitution de l'emploi du temps des derniers jours, avis de recherche, etc. Après cela, au bout de seulement quelques jours, l'enquête se retrouvait au point mort. Pas moyen de savoir ce qui s'était passé après que le garçon l'ait laissée. Pour une personne de cet âge, on espère qu'il ne s'agit que d'une fugue, et c'est le cas le plus souvent. La plupart du temps, le disparu réapparait au bout d'une semaine ou un mois, crasseux, fatigué, affamé, une fois qu'il n'a plus d'argent ou que l'ami chez qui il a trouvé refuge s'est lassé de sa présence. Parfois, la fugue tournait au drame.

La plupart du temps, tout allait bien. Mais pas pour Atanasia Lupescu. Les circonstances ne collaient pas : une fugue se prépare d'une façon ou d'une autre ; le gamin prend un sac, des fringues, pique un peu d'argent dans le porte-monnaie des parents. Là, rien. On ne pouvait que soupçonner quelque chose de plus grave. On craignait de découvrir son corps dans un terrain vague. On espérait presque la retrouver dans un squat en ville. En vain.

Atanasia Lupescu ne reparut pas. Abel le vécut mal. Sa fille la connaissait, elles allaient au même lycée. Il tenta de pousser l'enquête plus loin, mais sans succès. Il n'y avait tout simplement pas de piste à suivre. Abel se sentait coupable de cette impuissance. Il s'imaginait que le sort avait frappé au hasard, et qu'il aurait bien pu s'abattre sur sa fille. Et peut-être que ce n'était que partie remise.

Jusqu'au jour où il se précipita dans notre bureau, un journal à la main, me le mettant sous le nez, me disant : «Regarde !». Omerta sur les disparitions titrait l'article. Il était signé Tavian Georgescu, un journaliste d'investigation qui s'était fait un nom grâce à une enquête épineuse sur la corruption. Dans ce papier, il relevait le nombre anormalement élevé de disparitions dans la région par rapport au reste du pays, et ce, depuis de nombreuses années. Personne ne l'avait remarqué jusqu'ici, il ne s'agissait que d'un ou deux individus en plus par an pour cent mille habitants. Mais le journaliste avait fini par mettre le doigt dessus. Il avait eu accès, je ne sais comment, aux archives de la police et avait produit des statistiques accablantes, montrant un taux de disparition supérieur de quinze à trente pourcent selon les années, aussi loin que les chiffres remontaient.

Les semaines qui suivirent, Georgescu publia une série d'articles sur les cas de personnes disparues. Chaque lundi, il examinait une affaire dans le détail, pointant les manquements de l'enquête et soulignant les coïncidences avec les autres disparitions, passées inaperçues jusqu'ici. Du pain béni pour son journal. Mais pas pour la Police, qui se retrouvait sur la sellette. Cela nous servit d'aiguillon. Mais, surtout, en le lisant, nous découvrions des affaires qui avaient des points communs troublants avec celle sur laquelle nous travaillions. Nous avons pu alors faire de nouveaux recoupements et prendre contact avec des collègues confrontés aux mêmes difficultés et aux mêmes coïncidences troublantes.

Progressivement, nous avons fini par mettre au jour une vaste organisation secrète, le Temple de l'Abîme, une secte vouant un culte à des créatures mythiques, appelées drakes, sensées vivre dans des abysses inaccessibles, hors de notre espace. Au commencement, nous avions cru qu'il s'agissait d'un petit groupe. Mais l'influence du Temple s'étendait largement sur le pays et dans toutes les couches sociales. Les hautes sphères de l'État n'étaient pas épargnées et le Temple avait trouvé des complices même dans la Police. Et nous nous sommes alors rendu compte que tout ce qui avait pu être fait discrètement pour que nos enquêtes n'aboutissent pas l'avait été. Nous étions en train de mettre à jour un complot immense qui gangrénait toute la société.

Dès lors que nous avons été sur la bonne voie, nous avons commencé à nous sentir en danger. Il y eut des incivilités à notre égard, carrosserie de voiture rayée, ce genre de choses. Parfois, en dehors de notre service, il nous semblait être suivis. Ce fut ensuite le cas de nos proches. Nous avons même reçu des menaces de mort anonymes à nos domiciles.

Mais ce n'était rien comparé à ce vivait Tavian Georgescu, qui était véritablement harcelé. Les autorités avaient voulu le placer sous protection policière, mais il ne leur faisait pas confiance. Il avait accepté de collaborer avec nous, mais sans jamais nous rencontrer. Il protégeait ses sources tout en se dissimulant lui-même. Nous n'avions de contact avec lui que par courrier, le journal servant de poste.

Mais toutes ces précautions se révélèrent inefficaces. Tavian Georgescu fut assassiné. Ses meurtriers n'essayèrent pas de faire disparaître son corps, ni de faire croire à un suicide ou à un accident, bien au contraire. On le retrouva sur la place de l'Hôtel de Ville, à deux pas du commissariat, couché au pied du drapeau, sa tête appuyée sur le mât. Il avait été éventré, ses yeux arrachés et déposés dans ses mains. Il fallait y voir un message pour tous les curieux, un avertissement pour tous ceux qui voudraient en apprendre trop sur ces disparitions et sur cette secte.

Pendant quelques temps, nous avons vécu dangereusement. Certains collègues avec qui nous échangions des informations dans d'autres villes furent exécutés à leur tour, toujours avec la même sauvagerie. Mais, à la fin, si bien organisés qu'ils soient, nos ennemis furent trop nombreux pour n'avoir pas de faiblesses. À force de persévérance, nous avons réussi à en acculer un et à lui faire dire ce qu'il savait sur l'organisation. À partir de là, ce fut comme une cascade de dominos. Sans doute, nombreux sont ceux qui nous échappèrent, difficile de dire combien, soit qu'ils aient fui à l'étranger, soit que nous n'ayons pu les identifier. Mais nous avions réussi à toucher le cœur de cette secte. Il y eut plusieurs grands coups de filet au cours desquels se faisaient de nombreuses arrestations. Nous peinions à croire que tant de gens puissent être impliqués dans ce trafic d'êtres humains. Et, à chaque fois, notre joie de capturer ces monstres était gâchée par les horreurs que nous découvrions, bien pires encore que ce qui avait été fait à Georgescu. Je ne te les raconterai pas, tu es trop petit.

La plus importante de nos opérations eut lieu peu après que nous ayons découvert le centre rituel de leur secte, leur Vatican, pour ainsi dire. Pour attraper le plus possible de Templiers, nous attendîmes le jour d'une cérémonie particulièrement importante pour eux, au cours de laquelle ils devaient se rassembler en très grand nombre. Elle eut lieu au cours de la nuit de Walpurgis, au monastère de Trikolov. Oui, l'Église était largement impliquée et même au plus haut niveau. De quoi perdre la foi. Mais ce n'était encore rien à côté de ce que nous allions découvrir.

Nous nous rendîmes à Trikolov en fin d'après-midi, des repérages discrets ayant été faits les jours précédents. Plusieurs brigades avaient été mobilisées pour mener l'assaut du monastère. L'organisation était si importante qu'on aurait cru à une opération de guerre.

Le plan d'action était simple : des hommes avaient été placés en trois cercles concentriques autour du monastère pour arrêter tout fuyard qui tenterait de s'échapper ; l'attaque serait lancée de manière frontale à l'entrée du monastère, le seul accès que nous connaissions ; à l'intérieur, des infiltrés leur prêteraient main forte, en particulier pour ouvrir les accès. En effet, nous avions découvert les signes de reconnaissance utilisés par les Templiers et nous comptions nous en servir pour nous introduire parmi eux.

Abel et moi faisions partie du groupe infiltré. Aujourd'hui, je le regrette encore. L'assaut devait être lancé à minuit et nous sommes entrés dans le monastère vers huit heures trente. Ce que je vis pendant les heures qui suivirent, je crois que je ne pourrais le raconter à personne entièrement.

Le soleil couché, la pénombre envahit les bois. De Trikolov, nous montons au monastère à pied par la route de terre. La pente est raide. Souvent, nous marchons en bord de falaise et nous voyons, en bas, l'obscurité qui a envahi la vallée. À Trikolov, pas une seule lumière ne brille aux fenêtres. Les habitants savent bien que quelque chose se trame. Ils se font discrets, tâchant de faire oublier leur présence, de laisser croire qu'ils dorment en ne voyant rien, en ne sachant rien. Ou alors, eux aussi participent au culte infâme et ils suivent la même route que nous.

Nous avons revêtu des robes de bure brunes. Nous sommes seuls, mais, chemin faisant, au détour d'un lacet, nous apercevons tantôt en amont, tantôt en aval, d'autres petits groupes portant le même vêtement. Mais, bientôt, la brume se lève, et nous ne voyons plus rien au-delà de quelques pas autour de nous.

Arrivés à l'entrée, nous donnons les signes de reconnaissance convenus. On nous ouvre la porte et nous sommes accueillis par trois moines, ou du moins le pensons-nous d'abord. Mais, après tout, ils ne le sont peut-être pas plus que nous, qui portions également l'habit. Nous ne pouvons apercevoir leurs visages, dissimulés par leur capuche , tout comme nous. Tout juste pouvions-nous estimer leur corpulence et ce ne sont pas des gringalets.

D'un coup d'œil, nous examinons les lieux. La porte est immense, en chêne, lourde et fermée par une lourde barre de fer. Le mur est haut et épais. Il aurait été difficile pour les assaillants d'y grimper, nous n'avions pas d'unité d'élite avec nous.

Si nous ne revenons pas ici avant minuit, les collègues trouveront porte close, contraints de choisir entre escalader la muraille et défoncer la porte. Les deux solutions serait ardues et augmenterait les chances d'être découverts trop tôt. Bien que nous ne connaissons pas d'autre accès, nous soupçonnons l'existence de passages souterrains secrets. Nous nous attendons à ce que les Templiers les empruntent dès qu'ils auront compris ce qui se passe, et, naturellement, nous voulons qu'il y en ait le moins possible.

À l'intérieur, nous débouchons sur une grande cour nue. Elle n'offre au premier abord aucun refuge. Au fond, nous voyons la grande église à la façade austère. Par là, le ciel est encore pourpre. Sur la gauche et sur la droite, la cour est flanquée de bâtiments disparates, dortoir, réfectoire, bibliothèque, cuisine... Suivant le bord de la falaise, ils se resserrent vers l'église. Devant l'église, une estrade porte comme une table rectangulaire que nous distinguons mal.

Au devant de nous, d'autres personnes en robe de bure se rendent à l'église. Nous les suivons. En approchant, nous voyons mieux l'estrade et la table qu'elle porte. Celle-ci est taillée grossièrement dans du granit et est de dimensions monumentales. Elle doit faire dans les dix mètres de long sur trois de large. Son plateau est porté par trois piliers régulièrement réparti. Elle me fait penser à un dolmen.

L'intérieur de l'église est à l'image de l'extérieur : des bancs de bois minimalistes, pas de décoration, un autel fait de pierre. Mais nous ne nous attardons pas. Sous l'autel, une porte en contrebas au bout de quelques marches, mènent à la crypte. Une rumeur de voix nous parvient par cette ouverture et nous apercevons la lumière de nombreuses torches se refléter sur les murs.

Le passage est étroit, impossible de passer de front. Abel passe devant et je descends sur ces traces. La crypte est un lieu sinistre comme on pouvait s'y attendre. Une vingtaine de tombeaux de pierre sont alignés là, tels des sarcophages, par rang de cinq. Ils sont simplement taillés, sans décoration d'aucune sorte, ni indication sur les personnes qui y sont ensevelies. Dans les murs tout autour de nous, sont creusées des niches dans lesquelles nous voyons des crânes, le sommet tourné vers nous, les yeux vers le sol. En regardant mieux, je m'aperçois que les niches sont plus profondes que je ne l'avais d'abord pensé, profondes comme des cercueils et qu'elles abritent les squelettes tout entier. Je me dis qu'il doit s'agir des moines du monastère qui, depuis des siècles maintenant, ont trouvé ici leur dernière demeure.

Mais nous ne nous arrêtons pas. Il faut suivre le mouvement. D'autres Templiers sont arrivés derrière nous. Abel part alors par une ouverture sur la gauche, d'où l'on perçoit la lumière de torche. Et là, nous entrons dans une autre salle de la crypte. Pas de tombeau dans celle-ci. Seulement des cases avec des squelettes. Pas le temps, là non plus de nous arrêter.

Les salles que nous traversons sont toujours toutes encombrées de leur mobilier macabre, avec des variations grotesques. Dans les premières, les murs taillés avec soin abritaient des ossements disposés de manière réfléchie, ordonnée et formant presque une forme de décoration. Mais, progressivement, les choses paraissent de plus en plus chaotiques, les pièces sont creusées avec de moins en moins de soin et les squelettes sont jetés pèle-mêle, les uns à côté des autres, les uns sur les autres.

Une autre salle, d'autres ossements. Et encore. Et encore. Parfois, nous descendons un escalier, pénétrant dans les entrailles de la terre. Ce n'est pas une crypte, mais de véritables catacombes. Aux cellules individuelles succèdent des empilements de toutes sortes. Toujours d'ossements. Là, une pyramide de crânes. Ici, des fémurs appuyés contre le mur. À mesure que nous nous enfonçons dans ce dédale, deux idées se font jour dans mon esprit, y instillant une horreur et une terreur grandissantes.

Tout d'abord, la population des moines de ce monastère, si grande qu'elle ait pu être, ne suffit pas pour expliquer tous ces squelettes. Il fallait qu'ils viennent d'ailleurs ou d'avant, ou les deux. J'imagine alors que le culte auquel nous nous affrontons est millénaire, qu'il a peut-être commencé bien avant l'ère chrétienne. Et que ces morts ne sont pas des moines, mais des victimes de leur culte satanique. Une hécatombe extraordinaire trouvant sa source à l'aube de l'humanité et qui se poursuit jusqu'à aujourd'hui.

Ensuite, à force d'aller de salle en salle, je me sens perdu. Nous suivons les torches de ceux qui sont devant nous. Mais comment allons-nous faire tout à l'heure pour remonter et ouvrir la porte ? Combien de temps nous faudra-t-il pour retrouver notre chemin ? Comment y parvenir sans se faire remarquer ? Je m'imagine déjà errant dans le noir, torche consumée, à tâtonner sur des tibias et des crânes, cherchant une issue alors que des hommes monstrueux me poursuivent pour faire de moi la prochaine victime de leur culte infâme. D'autres détails attirent mon attention. Je l'ai dit, les premières pièces ne portaient aucune décoration. Mais, par la suite, je distingue des figures gravées sur les murs. Les premières sont extrêmement sommaires et je crois d'abord me tromper en y voyant un geste intentionnel. Puis, il n'y a plus de doute. Je reconnais bien des formes humaines et animales qui ont été sculptées sur la pierre. Se succèdent devant mes yeux des scènes, représentées avec un art grandissant, au contenu monstrueux, de plus en plus terrifiant. Bien que le style en soit très naïf, médiéval, sans aucun respect des proportions ou de la perspective, à cent lieues de toute espèce de réalisme, les idées que ces dessins suggèrent, les actions qu'ils représentent ont de quoi habiter de cauchemars les nuits des âmes les mieux trempées.

Des inscriptions apparaissent également ici ou là sur les murs ou, en frise, au-dessus des portes. Tout d'abord, illisibles, je finis par reconnaître des caractères cyrilliques. Je n'ai pas le temps de m'arrêter pour les déchiffrer, mais j'essaye de focaliser mon attention sur eux. Une combinaison revient de manière si fréquente que je finis par l'identifier et même par la connaître par cœur. Pourtant les mots que forment ces signes me sont incompréhensibles. Ils ne ressemblent même à aucune langue que j'ai pu entendre. Je ne peux qu'ânonner phonétiquement les sons qu'ils forment. Rhachni towé tag manaprouré. Cette phrase, mais en est-ce une ? s'insinue doucement dans mon esprit, s'y installe et s'y répète inlassablement. Je me surprends même à remuer les lèvres silencieusement, formant les syllabes dépourvues de sens.

Mais alors, mes yeux s'arrêtent à nouveau, sans que je le veuille, sur une des gravures murales. Il m'avait semblé n'y voir jusqu'ici que des créatures humaines ou animales. Je n'en suis pas bien sûr, étant donné que j'avais évité de les regarder. Là, plus de doute : ce qui est représenté n'est pas de ce monde. Je vois une créature immense, sortie des eaux, une tête de poulpe si haute qu'elle recouvre le soleil dont les rayons l'auréolent. Des tentacules géant qui jaillissent de sa gueule frappent en dessous de lui, les maisons d'un village portuaire qui s'écroulent sous le choc, des hommes, fuyant, qui s'effondrent dans la douleur. Je n'ai le temps que d'apercevoir cette gravure. Pourtant, son image a comme brûlé ma rétine, et il m'est impossible de m'en défaire pendant plusieurs minutes, jusqu'à... Quelle est cette créature ? Est-ce un drake ? Et cette scène, s'est-elle réellement produite ? Ou bien est-ce la représentation d'une légende ? Ou peut-être d'une... prophétie ? Lorsque cette dernière idée me vient, je ne peux réprimer un frisson. Malgré la fraîcheur des lieux, une sueur glacée me recouvre le corps.

Dans les salles suivantes, j'ai beau essayer de ne plus regarder, de me concentrer sur ces mots insensés que je murmure maintenant sans fin (Rhachni towé tag manaprouré... Rhachni towé tag manaprouré...). Mais rien n'y fait, ma fascination pour les gravures est maintenant qu'à chaque instant mes yeux se tournent vers elles.

À mesure que nous avançons, il me semble entendre comme une rumeur lointaine de voix humaines. La rumeur s'amplifie et je distingue un chant grotesque, il me semble entendre un concert de crapauds-buffles s'essayant au chant grégorien. Il y a dans ces voix quelque chose de terrifiant que je ne m'explique pas.

Dans une autre salle, je découvre d'autres créatures étranges gravées aux murs : au premier abord, elles évoquent des chiens, mais grands comme des chevaux et pourvus d'ailes membraneuses. La plupart du temps, elles sont représentées à quatre pattes, mais elles se tiennent parfois debout et les extrémités de leurs membres antérieurs ressemblent furieusement à des mains pourvues de griffes acérées. Contrairement aux autres figures, leurs traits sont atténués ou incomplets. On pourrait penser que quelqu'un a gratté ou poncé comme pour les effacer. Mais, si telle était son intention, il aurait été bien maladroit. Il me semble plutôt qu'il y a contrairement une véritable volonté de les montrer estompés, bien que je ne comprenne pas ce qu'on aurait voulu traduire par cela. Après une première figure, représentant un grand nombre de moines rassemblés dans une grande salle noire au plafond courbé, la gravure montre les mêmes lieux successivement trois fois — je reconnais en frissonnant le monastère et son clocher— et paraît ainsi marquer une chronologie. Sur la première partie, on voit ces choses ressemblant à des chiens tirer sur la corde du clocher. Sur la seconde, des moines les entourent, portant à bout de bras des corps nus et ligotés, les déposant sur la grande table de pierre que nous avions vue dans la cour près de l'église. Sur la dernière, les chiens se ruent sur les victimes qui leur sont présentées et les dévorent.

Le chant devient plus audible et je distingue les mots qui sont psalmodiés. Je n'en comprends pas le sens et pourtant je les reconnais, et cela me terrifie : Rhachni towé tag manaprouré... Ces mots que je répète moi-même depuis... depuis combien de temps déjà ?

À force de tourner, d'aller de salle en salle, je suis désorienté et j'ai perdu la notion du temps. Mais avoir répété ces mots presque involontairement pendant de longues minutes et découvrir qu'il s'agit du chant rituel de cette secte monstrueuse me terrifie. Il me semble être comme prédestiné à faire partie des leurs, comme si ma place avait toujours été parmi eux et qu'ils m'attendaient. Soudain, après être passés par un couloir étroit, nous débouchons dans une immense salle. Je ne peux pas dire quelles en sont les dimensions, la lumière des torches ne permettant pas de l'éclairer suffisamment. Mais il y a des centaines de personnes devant nous, portant chacune la leur, et nous ne sommes pas entassés. Un instant, je pense à une nuit étoilée, mais renversée, comme si le ciel était à nos pieds.

Tous les Templiers chantent ensemble cette mélodie grotesque, cette grimace de liturgie. Abel essaie de les imiter pour ne pas éveiller les soupçons. Il ouvre la bouche à peu près en rythme, sans émettre de son. La réverbération interdit de savoir qui chante ou non. Quant à moi, je n'ai aucune difficulté à rejoindre le chœur : la mélodie, comme le rythme et les paroles me viennent naturellement. Et je sens s'éveiller en moi des sentiments qui m'effraient de moins en moins. C'est un peu comme si j'avais trouvé ma place dans l'univers, ou encore, comme si j'avais retrouvé les miens, mes origines perdues.

Le sol de la caverne n'est pas plat, c'est une véritable grotte avec ses bassins et ses colonnes. Vers ce que j'imagine être le fond, il y a une véritable colline, à moins qu'il ne s'agisse d'une construction pyramidale au sommet tronqué. Les flambeaux forment comme une ligne qui grimpe à son flanc en face de nous, puis redescendent sur les côtés, formant deux foules compactes. Leur taile est impressionnante. Je n'aurais jamais pensé que les Templiers soient aussi nombreux.

Discrètement, je jette un coup d'œil à ma montre. Onze heures et vingt minutes. Il nous avait fallu plus d'une heure depuis l'entrée de la crypte pour parvenir jusqu'à cette grotte. Combien de temps nous faudrait-il pour remonter, sans guide et ouvrir la porte aux collègues ? Impossible à dire, mais je commence à croire qu'ils vont devoir se passer de notre aide pour entrer.

Le sol est humide et glissant. Je manque de tomber et Abel me retient en m'attrapant le bras. Nos regards se croisent. Il pense la même chose que moi. Il allait falloir que nous nous éclipsions rapidement, mais comment procéder pour ne pas nous faire remarquer ?

À mesure que la procession avance et que nous nous rapprochons de la pyramide, je la distingue mieux au reflet des torches. Elle doit faire une quinzaine de mètres de haut sur trente de large. Elle est entièrement faite d'ossements humains. L'escalier qui mène à son sommet est composé de tibias, de fémurs et autres os longs alignés régulièrement pour former des marches bordées de crânes. Je ne puis réprimer un frisson lorsque mon pied se pose sur la première. Un goût de bile m'envahit la bouche.

À mesure que je monte, j'essaie de penser à autre chose, de trouver un moyen d'échapper à l'horrible réalité dans laquelle je me trouve. Il faut que je me ressaisisse, que je ne me laisse pas aller. Me contrôler pour ne pas me trahir. Mon esprit s'emballe tandis que je cherche à quoi me raccrocher. Je pense à ma femme, mes enfants, ma famille. Je m'imagine un ciel bleu au-dessus de ma tête, le soleil qui brille dans la montagne que j'aime tant.

Je songe à Abel, mon ami depuis si longtemps. Je relève la tête vers lui qui est toujours devant moi. Il ne paraît pas ressentir le même trouble que moi. Il grimpe d'un pas qui semble assuré, la tête haute. Je remarque qu'il observe discrètement autour de lui, évaluant les possibilités d'action qui s'offrent à nous. À mon tour, je me mets à examiner la situation sous un angle plus pratique. Tâchant de masquer les mouvements de ma tête sous ma capuche, je regarde mieux autour de moi.

Il n'y a pas beaucoup de possibilités de fuite et avec nos torches, nous serions facilement suivis, à moins que nous ayons suffisamment d'avance pour que nos flammes ne soient plus visibles. Pour cela, il faudrait qu'une diversion se produise qui détournent l'attention de nous. Une autre possibilité serait de remonter après. Nous pourrions peut-être éteindre nos torches et nous dissimuler jusqu'à pouvoir sortir. Mais, dans ce cas, nous aurions échoué : en effet, il nous serait alors impossible de remonter assez vite pour ouvrir la porte. Toutes ces pensées passent dans mon esprit en quelques instants. Je regarde autour de moi, cherchant encore ce qui pourrait nous aider. Mais, en dehors de cette pyramide d'ossements au sommet de laquelle j'arrive maintenant, il n'y a à peu près rien autour de nous dans cette grotte, rien que nous puissions utiliser pour fuir ou nous dissimuler.

Je monte les marches en frissonnant. Je baisse toujours la tête pour ne pas laisser voir mon trouble. Mais regarder ces ossements que je foule contribue à mon malaise. Enfin, j'arrive au sommet et là, devant moi, s'ouvre un abîme de folie. Sous mes pieds, une falaise immense fait face à un espace sans fin, mais il n'est pas vide. Dans une perception déformée, absurde, avec des couleurs impossibles, je vois le ciel, la lune, les nuages et les étoiles, en dessous de moi ! Je crois pouvoir y plonger dans une chute qui me mènerait vers l'espace infini dans lequel erre notre planète. Je vois aussi le monastère et son sinistre clocher, mais avec une perspective absurde, faisant apparaître des murs formant des angles impossibles, des murs qui existeraient ailleurs que dans notre espace. J'observe des bâtiments que je n'avais pas vus lorsque j'étais encore à la surface. L'idée me traverse que le monastère n'existe pas tout entier dans notre espace-temps, mais qu'il se prolonge ailleurs, dans des lieux inaccessibles pour les hommes ordinaires, et qu'il m'est donné l'occasion de contempler pour un bref instant.

Mais, ce qui m'effraie le plus est que cet espace n'est pas vide, inhabité. J'y vois évoluer des créatures effrayantes qui serpentent entre les nuages. Elles ont un long corps longiligne couvert d'écailles aux reflets impies. Elles n'ont pas de membres à l'exception de deux courtes pattes aux griffes effrayantes. Leurs têtes, énormes, disproportionnées, portent huit yeux dépourvus de paupières et une gueule immense, retroussée en une expression de haine, dégoulinante de bave, évoquant la fureur d'un chien enragé.

Et dans ce ciel presque impossible à regarder, elles paraissent évoluer avec une aisance naturelle, y accomplissant ce qui me paraît être une danse ou un rituel. Mais soudain, elles découvrent ma présence et elles se tournent vers moi et se précipitent à une vitesse vertigineuse.

Sans réfléchir, je saute. Je plonge dans cet espace dément. Et j'y tombe en hurlant, convaincu que les créatures vont me dévorer avant même que j'atteigne quoi ? le sol ? et comment, puisque JE TOMBE VERS LE HAUT ?

Ma perception du temps devient étrange tandis que je tombe. Elle ne me paraît durer qu'un instant et, à la fois, elle me semble interminable. J'entends le carillon du clocher sonner à la volée tout à coup. Mes yeux se tournent de ce côté et je vois, durant à peine une seconde, mais cette image restera gravée dans mon esprit jusqu'à la fin de mes jours, je vois une étrange créature tirer sur la corde de la cloche. Elle est très différente des autres, car elle a la physionomie générale d'un être humain : elle paraît avoir deux bras, deux jambes, un tronc une tête et se tient debout. Elle a même revêtu la robe de bure adoptée par les moines de l'endroit. Mais, au lieu de mains, c'est un hideux tentacule qui tire sur la corde. La chose a la tête tournée vers moi : un bec crochu, proéminent trône au milieu de cette face couverte d'écailles, des yeux énormes, globuleux, dépourvus de paupière, sans expression, sans iris, d'une noirceur abyssale... Comment puis-je pourtant y voir un sourire cruel, avide ? une réjouissance carnassière ? Un instant, il me semble que c'est là que mon âme tombe et que j'y découvre, que je vole au sein d'un univers obscur. Tous les astres sont éteints, toutes les étoiles sombres, quelques unes seulement, moribondes, jettent un pâle éclat rougeoyant sur des cimetières de mondes morts, peuplés encore seulement de goules affamées, désespérant de trouver à nouveau des chairs putréfiées, désespérant jusqu'à en devenir cannibales.

Ce qui suit reste confus dans ma mémoire. Je me réveille sur le parvis du monastère. J'ai dû perdre conscience dans ma chute. Je ne sais comment j'ai pu échapper à ces monstres, ni comment je ne suis pas devenu fou. L'espace qui m'entoure paraît ordinaire, pas d'angles impossibles ou de couleurs étranges. Je jette un coup d'œil à l'horizon, mais je n'ose regarder le ciel à nouveau. Il n'y a personne autour de moi, ni à proximité. J'imagine que les Templiers sont encore dans les caves. Je regarde ma montre. Il est tout juste temps d'ouvrir la porte. Je m'y précipite. Heureusement, elle n'est plus gardée. Bientôt, les collègues se précipitent.

La suite, tu la connais. Nos équipes ont investi les lieux, exploré les sous-sols jusqu'à débusquer les derniers Templiers. Tout cela, je n'y ai pas assisté. Je n'y suis pas retourné. Je sais que le rituel n'a pas été interrompu tout de suite et que mes collègues ont découvert des choses répugnantes. Je ne veux pas les connaître. J'ai appris que certains d'entre eux se réveillent encore en criant ou se mettent à pleurer tout à coup sans raison.

Depuis lors, j'évite les grottes, souterrains, métros et autres caves. Mais ce qui m'effraie le plus, c'est de ne pouvoir éviter le ciel. Même à l'intérieur, avec les volets fermés, je le sens là, juste derrière le mur, habité par ces monstres. Invisibles mais pourtant là, cachés dans un impossible recoin de l'espace, ils attendent, ils guettent l'instant où, à nouveau, les portes seront ouvertes, où ils pourront à nouveau surgir dans notre monde. Ils se jetteront sur moi avec fureur, déchireront mes chairs et se repaîtront de mon âme ! Les Drakes, les Drakes de l'Abîme !


— Tu ne me crois pas, n'est-ce pas ? me demanda Flavius en voyant mon expression, mi-amusée, mi-sceptique.

Je bus une gorgée de whisky pour dissimuler mon embarras.

— À vrai dire, c'est une sacrée histoire que tu viens de me raconter là. Je l'imagine bien dans un recueil de nouvelles horrifiques. Et, si tu n'avais pas l'air aussi sérieux, je croirais que tu as inventé tout cela pour me faire marcher.

— Le suicide de mon père n'est pas un sujet qui me donne envie de plaisanter, me répondit-il d'un air grave.

Il se leva, passa dans une autre pièce. Je l'entendis fouiller dans des tiroirs. Il revint avec un grand album noir, semblables à ceux que l'on utilisait autrefois pour les photos de famille. Il le déposa sur la table basse et l'ouvrit à la première page. Il y avait un article de journal. Ne maîtrisant pas le roumain, je ne parvins pas à en lire le titre. Mais je connaissais assez l'alphabet cyrillique pour parvenir à déchiffrer la signature : Tavian Georgescu. L'article était illustré d'une photo en noir et blanc d'une jeune fille souriante.

— C'est l'article qui a tout déclenché. Le premier de la série où Georgescu dénonce l'incurie des autorités dans les enquêtes sur les disparitions. Là, c'est l'une des victimes.

Il tourna les pages. Là aussi, il y avait d'autres coupures de presse. Les premières étaient toujours structurées de la même façon : cinq colonnes sur une demi-page, interrompues par un portait au milieu. Il s'arrêta sur l'un d'eux, pointant la photo du doigt.

— Atanasia Lupescu.

Il continua de feuilleter. Les articles prenaient une forme différente. Ils prenaient plus de place, les titres étaient plus gros, les photos présentaient parfois des individus entre deux policiers.

— Mon père ne valait plus grand chose après cette affaire, mais il a quand même pris soin de cette collection jusqu'à sa mort.

Flavius s'arrêta sur une page où il lui fallut déplier le journal. C'était la une. Sur la photo, mauvaise, un peu floue, on voyait un corps étendu, la tête appuyée contre le bas d'un lampadaire ou d'un mat.

— Georgescu ? demandai-je.

— Tout juste. Pratiquement tous les articles précédents étaient de lui. Là...

Il ne termina pas sa phrase. Il replia soigneusement le papier et poursuivit. Quelques pages plus loin, je vis une photo du monastère.

— Celui-ci relate l'opération à Trikolov.

Il tourna encore, plus vite maintenant.

— Après, encore des arrestations, puis des procès. Quelques suicides. L'une ou l'autre disparition qui ressemblent à des évasions. Je ne serais pas surpris qu'on en retrouve quelques uns en Amérique Latine.

Il arrivait maintenant à des pages vierges. Il referma l'album.

— Le plus étonnant, reprit-il, c'est que, dans tous ces articles, pas un seul mot sur le Temple de l'Abîme. On parle bien de complots, d'organisations secrètes, de sociétés occultes et même de secte. Mais le nom du Temple lui-même n'apparaît nulle part.

— Comment tu expliques ça ?

— Je ne sais pas. Mais on peut faire des hypothèses. De deux choses, l'une : soit les journalistes ignoraient le nom de la secte jusqu'au bout, soit ils n'ont pas pu ou pas voulu le faire apparaître dans leurs journaux. Pour ma part, je serais très surpris si aucun d'eux n'en avait connaissance. Certains devaient même en faire partie. Je pense qu'ils, eux-mêmes ou leurs supérieurs, ont préféré maintenir leurs lecteurs dans l'ignorance. Pourquoi ? Je ne vois qu'une seule réponse : pour protéger le Temple. Tant qu'une chose n'a pas de nom véritable, elle est indéfinie, ses contours sont flous, ses limites indistinctes. La mémoire la fixe mal et il est plus difficile de la reconnaitre par la suite. Et cela m'amène à penser que, malgré l'énormité de ce qui a été découvert par Georgescu, mon père et tous ces ceux qui ont participé à l'enquête, l'organisation n'a été qu'égratignée. Ils n'ont découvert que le sommet de l'iceberg. Et ce qu'il y a en dessous de la ligne de flottaison est immense, tentaculaire.

Il but une gorgée de whisky, laissant peser sur moi son regard perçant.


Notre conversation s'arrêta à peu près là. Il essaya encore de me dissuader d'aller prendre des photos du monastère la nuit. Comme je ne lui répondis pas, il insista au moins pour que je ne m'en approche pas si les cloches venaient à sonner. Je le lui promis.

Sorti de chez lui, je pris un peu de recul. J'avais été secoué par ce qu'il m'avait raconté. Je ne pouvais douter de sa sincérité, il croyait à tout ce qu'il m'avait dit. Pourtant, cela me paraissait si irrationnel, si impossible et, pour tout dire, absurde, voire grotesque, que je ne pouvais y donner foi. Les articles prouvaient qu'il y avait bien eu une organisation secrète se livrant à des cérémonies odieuses. De là à croire à l'existence de créatures venues d'une autre dimension... Son père avait été traumatisé par ce qu'il avait vu, pas de doute là-dessus non plus. Toutefois, il n'y avait pas besoin d'explication fantastique à cela. Les horreurs que certains malades mentaux sont capables de commettre suffisent à plonger dans la dépression les esprits les plus solides lorsqu'ils y sont confrontés de plein fouet.

La maladie qui avait touché Ivan pouvait-elle expliquer le récit qu'il avait fait à son fils ? Le traumatisme joint à l'alcool ont-ils pu le faire tomber dans la paranoïa et le délire ? Peut-être était-ce un esprit plus fragile qu'il ne le paraissait ?

Toujours est-il que le récit de Flavius ne m'avait en rien dissuadé de mener à bien mes projets. Le lendemain soir, la pleine lune se lèverait, la météo paraissait favorable : j'irai photographier ce monastère.


Je repartis pour Trikolov le lendemain en fin de matinée. J'emmenais avec moi une collection de sandwiches, quelques fruits, des barres chocolatées, du café et de l'eau, de quoi tenir vingt-quatre heures sans ravitaillement. Je voulais commencer par faire des repérages pendant la journée afin de découvrir les points de vue les plus intéressants. Et puis, j'espérais aussi réussir quelques beaux clichés de plein jour et peut-être aussi le lendemain à l'aube.

La voiture de location n'était pas de première jeunesse, et je craignais de tomber à nouveau en panne avant d'arriver à Trikolov. Il n'en fut heureusement rien, et j'arrivai peu avant midi.

Je m'étais procuré une carte de randonnée couvrant la région. Je passai la journée à marcher, parcourant les chemins susceptibles de m'offrir les meilleurs angles. Je commençais par les plus distants, ceux qui permettaient de voir le monastère dans sa situation globale. Je retrouvais la fascination que j'avais ressenti la première fois.

Malheureusement, à mesure que l'après-midi avançait, la chaleur se fit aussi écrasante que l'autre jour et provoquait des altérations de l'air telles que les rayons de lumière en étaient déviés et les photos déformées. Je décidais d'emprunter des chemins plus proches pour limiter cet effet. Je m'approchais du pied de la falaise cherchant des angles en contre-plongée. J'étais déçu de mes clichés : bien que je fusse plus près, les déformations se produisaient toujours. Je pestais intérieurement : je n'avais rien produit d'utilisable de toute la journée et, si je n'en avais pas profité pour faire des repérages pour la nuit prochaine, j'aurais entièrement perdu mon temps.

Je réexaminai mes dernières photos. Les déformations paraissaient encore plus importantes que sur les précédentes. Pourtant, j'avais réduit la distance, l'effet aurait dû être diminué, pas augmenté. Je vérifiais à tout hasard la propreté de mon objectif. Il était impeccable, comme toujours. Je zoomais sur une photo du monastèraie pour mieux voir, pour essayer de comprendre. La déformation était la plus marquée au-dessus et autour du sommet du clocher. Ce que je voyais ne ressemblait pas à un effet de la chaleur. Il me semblait presque distinguer une forme iridescente dans la façon dont les rayons de lumière étaient déviés, mais une forme indistincte, grossière, aux bords mal définis. Je n'avais encore jamais vu quoi que ce soit de semblable.

Intrigué, j'examinais une autre vue du clocher, prise sous un angle différent. J'observai le même phénomène. Cette fois-ci, il me semblait même plus marqué. En fait, je ne distinguai pas une forme, mais trois : une au-dessus, l'autre à gauche, la troisième à droite. Cela m'évoqua un podium.

En dehors de l'effet iridescent sur la lumière, elles ne se ressemblaient pas. La forme qui était au sommet m'évoquait une étoile aux branches aiguisées ; celle de droite, un disque ; quant à celle de gauche, elle dessinait des courbes fines et ondulées, comme des tentacules.

Je passai en revue rapidement toutes les photos que j'avais prises dans la journée où le clocher apparaissait. Sur toutes, je retrouvais le même genre de défaut, mais jamais aussi prononcé que sur celle où j'avais observé les trois formes.

Je levai mon appareil vers la tour. À l'œil nu, je ne voyais rien. Je regardais sur l'écran. Rien, là non plus. Je pris une photo. Je l'affichais et zoomais. Je retrouvais les mêmes iridescences. Quel était donc cet étrange phénomène optique que je parvenais à photographier mais pas à voir ? Involontairement, je repensais aux créatures venues des Abîmes qu'appelaient les templiers, créatures qui existaient dans des dimensions inconnues de l'homme, plus nombreuses qu'il ne pouvait l'imaginer, et qui, parfois, croisait notre réalité pour un festin sanglant. Je frissonnais avant de sourire. Je ne m'étais pas cru si impressionnable.

J'eus alors l'idée de vérifier les clichés pris lors de la nuit que j'avais passée à Trikolov. Je n'avais pas encore pris le temps de les regarder jusque-là. Je faillis lâcher mon appareil. Sur la photo, le ciel qui aurait dû être obscur paraissait illuminé d'iridescences. Il n'y avait pas une forme, ni trois. Elles étaient si nombreuses qu'elles se chevauchaient et se mélangeaient, couvrant tout le ciel.

Je ne comprenais pas. De quoi s'agissait-il ? Qu'étaient ces choses que mon appareil parvenait à capter, mais que mes yeux ne parvenaient pas à voir ? Des OVNI ? Non, cela ne pouvait être cela, ou alors d'un genre nouveau : bien trop de gens prétendaient en avoir vu... alors que moi, justement, je ne les voyais pas. Je repensais à ces histoires de dimensions supplémentaires. Et si...

Il me vint une idée. Mon appareil photo était capable de prendre des vidéos. Je le levai vers le clocher et effectuai une prise de vue d'environ une minute. Je regardai ensuite le résultat. Je ne vis rien d'anormal. À l'image, il n'y avait que cette tour en haut de la falaise se détachant sur un ciel d'un bleu profond. Rien d'autre. Je remis au début, mais figeai immédiatement l'image. Là encore, rien de particulier. J'avançai à la suivante et ne constatai rien non plus. À la quinzième, les trois formes étaient là, emplissant l'écran. À la seizième, elles avaient disparu.

Mon appareil filmait à trente images par seconde. Si une seule parmi celles-là est différente, l'œil humain est incapable de la discerner à une vitesse de défilement normal. Ce n'est qu'en ralentissant à l'extrême la lecture que l'on pouvait prendre conscience d'une telle anomalie.

Ce principe était à la base des images subliminales, une technique consistant à intégrer un message visuel dans une séquence vidéo dans le but d'influencer les comportements de façon inconsciente. Mais là, il ne s'agissait pas d'incrustation, personne n'avait modifié mon fichier. Comment était-ce possible ? Un virus qui aurait contaminé mon appareil et qui ne truquerait que les photos et les vidéos faites du clocher du monastère ? Ridicule.

Je pensais à nouveau aux explications confuses d'Ivan à propos des démons de l'Abîme. Ils vivaient des dimensions plus nombreuses que les nôtres et n'entraient en contact avec elles qu'à certaines conditions et d'une façon incompréhensible pour l'esprit humain. Je ne m'y entendais pas beaucoup en science et en particulier lorsqu'on entre dans des questions aussi pointues. Mais j'avais tout de même fait quelques lectures dans mon adolescence comme Une Brève Histoire du Temps de Stephen Hawking. Je n'y avais pas compris grand chose, mais il m'en restait quelques idées générales, confuses et... une certaine imagination. Mais peut-être que je devais plus cela à mon goût de la science-fiction...

Toujours est-il que, lorsque Flavius avait parlé de ces dimensions supplémentaires, j'avais pensé qu'elles étaient spatiales. Mais Einstein n'avait-il pas montré que le temps en était une aussi ? Ne pouvait-il pas y avoir d'autres dimensions temporelles ? Et, si oui, quels seraient leurs liens avec notre espace-temps ? Comment se croiseraient-elles avec nos dimensions ? Les intersections pourraient-elles être comme intermittentes ? Ne pourraient-elles se manifester comment des existences subliminales ?

J'étais incapable de formuler une explication satisfaisante de mon intuition, faute de compétences mathématiques. Je cherchais à me préciser par comparaison. Nous existons en trois dimensions spatiales. Comment serais-je perçu par une créature qui, elle, n'existerait qu'en deux ? Elle ne pourrait partager avec moi que le plan dans lequel elle existe. Pour qu'elle me rencontre, il faudrait ce plan traverse mon propre corps, sans quoi, je n'existerais pas pour elle. Selon l'endroit qui serait traversé, pour peu qu'au moins un de mes membres s'y trouve, j'existerais en deux endroits distincts de ce plan : au premier, il traverserait, par exemple, mon ventre, puis, plus loin, mon bras. Bien que je me ressente mon existence comme indivisible, la créature me verrait en deux endroits distincts, peut-être même sans percevoir leur identité, ma continuité se déroulant dans une dimension sans réalité pour elle.

De là, un être existant dans plusieurs autres dimensions temporelles ne pourrait-il apparaître de la même façon, discontinue, mais dans le temps, à moi, qui n'en connait qu'une ? Selon sa forme, je pourrais le voir à un instant, puis il disparaîtrait pendant un moment, pour réapparaître un peu plus loin. Selon sa forme, les combinaisons possibles paraissaient infinies. D'autant que je ne parvenais pas à concevoir comment ces différentes dimensions pouvaient s'articuler.

Une image s'imposa à mon esprit. J'imaginais une méduse flottant dans l'air. Un plan traversait ses nombreux filaments qui pendaient vers moi. À chaque intersection, chacun d'eux dessinait un schéma différent. Il me semblait soudain avoir une idée claire qui pouvait expliquer ce que j'avais vu. Les créatures ne ressemblaient sans doute pas à des méduses, et même, peut-être n'avaient-elles rien de commun avec quoi que ce soit de ce monde. Mais il me semblait avoir une intuition de l'étrange géométrie dans laquelle elles évoluaient et qui, dans certaines circonstances, traversait notre banal espace-temps.

Je réalisai qu'en formulant cette idée, j'acceptai l'explication donnée par Ivan de créatures venues d'ailleurs. Que tout ce qui jusque-là n'était pour moi qu'un délire produit par un traumatisme, devenait une hypothèse vraisemblable. Je me ressaisis et rejetai toutes ces élucubrations en bloc. Ce que j'avais observé n'était qu'une aberration visuelle. Je ne savais pas l'expliquer, mais ce n'était pas mon domaine. Je ne maîtrisais de l'optique que ce qu'a besoin d'en savoir un photographe, le reste, je le laissais à de plus savants que moi. Quelqu'un avait sans doute déjà une explication à ce genre de phénomènes qui, pour rares qu'ils étaient, devaient néanmoins être identifiés, répertoriés et théorisés. Je n'étais pas ce quelqu'un, voilà tout.

Je repris ma marche, faisant mon métier et m'efforçant de ne plus penser à cette histoire. Pourtant, je me surprenais souvent à rechercher ces formes iridescentes lorsque je regardais le clocher ou que j'examinais mes clichés. J'avais beau vouloir me focaliser sur autre chose, mon esprit y revenait sans cesse involontairement. Parfois, je les retrouvais. La plupart du temps, elles n'étaient que des espèces de tâches, et, les ayant trouvées, j'arrivais à me concentrer plus facilement sur d'autres choses comme le cadrage, le temps de pause.

L'après-midi touchait à sa fin, mais le soleil d'été allait briller encore longtemps. Mon parcours en spirale autour du monastère m'avait mené à son entrée. Suite à l'opération de police, l'endroit avait été abandonné. L'Église ne voulait pas entendre parler de cette affaire et préférait oublier qu'un tel endroit existât. La lourde porte de chêne avait disparu, il ne restait que de vieux gonds rouillés. Je pénétrai dans cette enceinte malgré l'appréhension qui me nouait le ventre.

L'intérieur ressemblait beaucoup à la description qu'en avait faite Ivan. L'église et son clocher au fond dominait toujours la cour qui séparait deux rangées de bâtiments. Mais le temps avait fait son œuvre. Les fenêtres étaient presque toutes brisées, y compris les vitraux. J'imaginais que les jeunes de la région trouvaient ici un lieu où, à l'abri des regards, ils pouvaient se livrer à leurs activités secrètes, voire illicites. Une végétation luxuriante avait envahi la cour : des hautes herbes, des taillis, des ronces, mais aussi quelques arbres déjà hauts s'enchevêtraient formant comme un mur végétal. Seuls quelques sentiers marquant la trace d'une fréquentation humaine régulière permettait d'explorer les lieux. Je pris l'un d'eux, au hasard, en espérant qu'il me mènerait à l'église. Ce ne fut pas bien difficile et je me trouvai rapidement dans l'enceinte sacrée. Les murs, naguère blancs, étaient mangés de lierre et ornés, ça et là, de quelques graffitis. La lumière du soleil couchant les colorait en rose. J'avançai dans la nef et trouvai l'entrée de la crypte là où me l'avait racontée mon ami Flavius. Elle était fermée par une lourde grille. Je m'en approchai et un courant d'air me rafraîchit le visage. Après une journée de chaleur accablante, je savourai cette sensation.

Je tirai sur la grille. Elle résista d'abord, puis finit par céder avec un grincement digne d'un film d'horreur. Puis j'entrai dans la crypte, une lampe-torche à la main. Comme je devais travailler de nuit, j'étais équipé pour m'éclairer jusqu'au matin si nécessaire.

Je frissonnais. Il faisait froid ici par rapport à dehors, peut-être seize degrés, et j'étais toujours en T-shirt. Mais n'était-ce que cela ? J'étais tendu. Il y avait de quoi, rien qu'à pénétrer dans un lieu aussi sinistre, seul, à plusieurs kilomètres de la maison la plus proche, alors que la nuit approchait. L'histoire du père de Flavius, même si je n'y croyais pas, avait donné un certain cours à mes pensées et à mon imagination qui n'était pas fait pour m'apaiser.

Je marchai entre les vingt tombeaux, effleurant la poussière qui les recouvraient du bout des doigts. Tout autour de moi, des sommets de crânes blanchis dans des niches cachaient leurs squelettes.

Je pris des photos de la pièce, sous différents angles. L'atmosphère sinistre du lieu pouvait donner lieu à quelques prises de vues intéressantes et, même si je n'avais pas donné dans le macabre jusqu'ici, je n'avais pas l'intention de rater une telle occasion.

Je vis l'ouverture sur la gauche et décidai de pousser plus loin mon exploration. Les murs de la salle suivante étaient recouverts de cases contenant des squelettes. Je pensas que tout était comme dans la description que Flavius m'avait rapportée du récit de son père. Pour autant, je n'y ajoutas pas foi : Flavius pouvait très bien être venu ici avec d'autres pour perpétrer quelques frasques d'adolescent et s'en inspirer pour son histoire. Malgré cela, j'étais tout de même troublé et mes convictions premières commençaient à être ébranlées.

Je découvris ainsi plusieurs salles et, comprenant vite que j'étais entré dans un véritable dédale, je marquai mon chemin d'un trace faite au couteau sur le mur le plus proche de l'ouverture d'où je venais. Les pièces étaient nombreuses, décorées diversement sans qu'il soit possible de comprendre si une logique présidait à cela. Mais elles avaient toutes en commun d'être morbides, sinistres, toujours emplies d'ossements humains blanchis par les ans.

Je retrouvai des gravures comparables à celles qu'avaient décrites Ivan. Je n'en fut pas surpris, convaincu que j'étais qu'il était déjà venu ici. Non, ma surprise vient des gravures elles-mêmes, celles représentant le clocher du monastère. Celui-ci était entouré de traits particuliers, la plupart du temps à peine ébauchés, mais parfois aussi dessinant des formes plus distinctes et organiques. Naturellement, je pensai aux bizarreries de mes clichés.

Je n'étais donc pas le seul à les avoir observées. Elles avaient déjà été remarquées dans un passé beaucoup plus reculé, bien antérieur à l'invention de la photographie. Elles pouvaient donc devenir visibles à l'œil nu. Mais dans quelles circonstances cela pouvait-il se produire ?

Je m'arrêtai sur une gravure où la représentation paraissait plus élaborée, bien que toujours naïve. Je crus distinguer un tentacule, tel celui d'une pieuvre, se tendre vers la grande table de pierre qui se trouvait devant l'église. Des personnes s'y trouvaient couchées, les membres ficelés, incapables de s'échapper. Derrière eux se tenaient trois grandes silhouettes habillées d'une robe à capuche noire, sans doute des prêtres qui présidaient à la cérémonie. Des fidèles, habillés de la même façon, mais représentés beaucoup plus petits entouraient la table sur les trois autres côtés. Je frissonnai en voyant cela.

La gravure suivante qui m'interpela paraissait raconter la suite de l'histoire. La scène était à peu de choses près la même, mais cette fois, les tentacules étaient beaucoup plus marqués et reconnaissables. Ils étaient aussi plus nombreux. Des têtes, ressemblant tantôt à celles de chiens, tantôt à celles de pieuvres ou encore de poissons, gueules ouvertes, envahissaient le ciel. Et les tentacules portaient les corps ligotés vers ses bouches qui en mordaient déjà certains. Une pluie de sang retombait sur les fidèles assemblés.

Je restai à contempler cette scène pendant quelques minutes, fasciné et horrifié à la fois. Puis, je me ressaisis. J'avais décidé de remonter au plus vite à la surface. Je ne sais ce que pouvaient encore recéler ces catacombes qui paraissaient sans fin, mais ma curiosité n'en demandait pas plus. Je fis demi-tour, me retenant presque de ne pas courir.

Lorsque je ressortis, le ciel s'était déjà assombri et il me fallut commencer la deuxième phase de mon travail sans tarder. La tension extrême qui s'était emparée de moi pendant la visite des catacombes s'apaisa un peu avec mon retour à l'air libre. Je me sentais toujours nerveux. Je remarquai que je regardais de plus en plus souvent par dessus mon épaule comme si, inconsciemment, je craignais d'être suivi. Mes muscles étaient tendus et mes membres agités d'un léger tremblement.

Je n'avais plus le temps de suivre le parcours que j'avais déterminé pendant la journée, décidé en fonction des angles recherchés, de la lumière et de la position de la lune. Je ne pouvais plus commencer à bonne distance du monastère pour me rapprocher à mesure que la nuit avançait. Je décidai de commencer par des clichés à proximité. Lorsque je photographiais le clocher, les iridescences se produisaient de plus en plus souvent et paraissaient de plus en plus distinctes. Maintenant que le ciel s'était obscurci, elles étaient devenues lumineuses. Il me semblait pouvoir identifier un peu plus clairement des formes encore floues, animales, ou végétales, toujours partielles, mais vivantes. Là, une griffe ; ici, une liane. Parfois, j'étais incapable de me prononcer.

La nuit était maintenant complète et je marchais éclairé par la lune. Malgré le café, la fatigue se faisait ressentir. Mon imagination était échauffée par toutes ces réflexions et j'avoue que me sentais inquiet, troublé. Je commençais à voir dans les ombres qui m'entouraient des créatures fantastiques et menaçantes.

Jusque-là, le phénomène m'avait intrigué et, malgré le rapprochement que je ne pouvais éviter de faire avec l'histoire de Ivan Amanar, j'étais resté serein. Il en fallait plus pour m'effrayer. Mais j'avoue que, lorsque je perçu comme des scintillements autour du clocher que je n'avais pas vu auparavant, à des endroits où aucune étoile ne s'était encore montrée, je ressentis un trouble indistinct qui ne tarda pas à se muer en une franche inquiétude. J'essayais de me rassurer en mettant la chose sur le compte de la fatigue, mais sans succès : les photos démentaient cette hypothèse.

Involontairement, mes pensées repartirent sur la question des autres dimensions. On les représente toujours comme des axes perpendiculaires, mais était-ce vraiment toujours le cas ? J'avais le vague souvenir de géométries non-euclidiennes. Existaient-elles réellement ? Quels aspects de notre réalité décrivaient-elles ?

Une image me frappa. Je m'imaginais des axes dimensionnels nombreux, en mouvement, formant les uns avec les autres des angles impossibles. Je les voyais tourner les uns sur les autres, glisser, se rapprocher, être parcourus de pulsations. Je les vis se refermer les uns sur les autres, s'ouvrir, se traverser et même s'enrouler... L'idée me vint d'une mécanique céleste des dimensions, d'une complexité aussi grande que celle des astres, et qui régirait l'univers bien au-delà de ce que nous pouvons en percevoir malgré les performances admirables de la science moderne.

Je regardais ma montre. Il était à peine plus de onze heures. Je m'assis sur la margelle du puits, dans la cour du monastère pour avaler un sandwich. Je n'essayais même pas de manger à des horaires réguliers lorsque je faisais ce genre d'expédition.

À mesure que ma faim s'apaisait, malgré l'ambiance sinistre des lieux, ma tension retombait. La fatigue se fit sentir à son tour. Je me laissais glisser au sol, ma tête relevée contre la pierre. Une torpeur s'empara de moi. Je gardais les paupières ouvertes, mais j'aurais pu dormir. Je clignais des yeux. Les étoiles semblaient danser dans le ciel. Autour du clocher, pour la première fois, il me semblait percevoir des iridescences fugitives à l'œil nu. Une telle vision aurait dû me secouer, mais, à cause de l'état dans lequel je me trouvais, je ne réagis pas. Progressivement, elles devinrent plus persistantes. J'étais encore assez lucide pour me demander si je n'étais pas en train de rêver lorsque l'une d'elle pris la forme d'une feuille à la longue tige. Elle se mua en un bras fin terminé par une main reptilienne aux doigts griffus.

Soudain, j'entendis une branche morte se briser derrière moi, comme si quelqu'un avait marché dessus. Cela me sortit de ma contemplation. Je me retournai brusquement, juste assez vite pour voir une barre de fer foncer sur mon visage. Je perdis conscience.


Je fus réveillé par le carillon tonitruant du clocher qui me paraissait sonner derrière mon front, le tambour battant sur les parois de mon crâne. Je voulus porter mes mains à ma tête, mais je n'y parvins pas : j'étais ligoté pieds et mains dans le dos, couché sur une surface froide et dure. Au-dessus de moi, je voyais les étoiles, mais, dans les cieux, je distinguais maintenant des formes animales, griffes, crocs, yeux, je les voyais distinctement danser dans les nuées. Malgré la douleur, je repris mes esprits pour réaliser où je me trouvais : devant l'église du monastère, sur la table de pierre, offrande destinée à ces monstres, les Drakes de l'Abîme ! Je compris soudain : toutes ses manifestations étranges que j'avais aperçues dans le ciel avec de plus en plus de clarté étaient le signe que les portes qui les retenaient, portes extraordinaires dont je ne pouvais comprendre la nature, s'ouvraient pour les laisser passer. Les Drakes venaient ici ! Ils venaient se repaitre de ma chair et de mon âme !

Je faillis hurler, mais je me retins de justesse. Autour de moi, des personnes s'agitaient, occupées à accomplir le rituel monstrueux qui devait me mener à ma perte. Malgré le carillon, je les entendais chanter une étrange psalmodie. S'il me restait une chance, je ne devais pas la gâcher en leur montrant que j'avais repris connaissance. Mais que pouvais-je faire ?

Il y avait un tel bruit que, au moins, je pouvais bouger sans me faire entendre. Je commençai à gigoter éprouvant la solidité des liens qui me retenaient. À ma grande surprise, ils n'étaient pas très forts. Était-ce la corde qui, trop ancienne, moisie, était fragile ? ou celui qui m'avait attaché qui ne l'avait pas fait avec assez de soin ? Toujours est-il que je pourrais me libérer après quelques efforts. Mais en avais-je le temps ?

Je me tortillais avec l'énergie du désespoir. Je voyais maintenant au-dessus de moi avec netteté les Drakes dansant dans le ciel. Ils étaient comme Ivan les avait décrits à Flavius, un long corps longiligne couvert d'écailles, muni de courtes pattes griffues s'achevant sur une tête énorme coiffée de huit yeux au-dessus d'une gueule béante, immense. Je compris qu'il ne me restait que quelques instants, mais je crus ma dernière heure venue lorsque l'un d'eux s'approcha de moi presque jusqu'à me toucher. Je crus devenir fou. Ses yeux fixés sur moi étaient sans âme et, pourtant, il me sembla y distinguer quelque chose comme de l'appétit, de la convoitise, et peut-être même de la gourmandise. Son haleine fétide m'enveloppait entièrement et se répandait tout autour de moi. De ses entrailles s'élevait l'odeur de mille charniers oubliés dans les Abîmes les plus noirs de l'univers. De cet orifice impie sortit un épais tentacule ; sa langue, d'une couleur heureusement inconnue de notre monde, mais qu'en ce moment, je distinguai pourtant. Je la sentis, humide et glacée, se coller à moi, glisser doucement sur moi, me léchant comme pour avoir un avant-goût du festin qui l'attendait. J'étais incapable de bouger, mais lorsque le Drake se détourna de moi, je poussai un hurlement de terreur et parvins dans un ultime soubresaut à libérer mes jambes. Je glissai aussi vite que je pus au bas de la table du côté opposé à celui où se trouvaient les Templiers. Je me mis à courir, cherchant une issue. Avec mes mains encore liées, je ne parviendrais pas à franchir la porte, d'autant plus qu'elle était certainement gardée. Je gravis un escalier et, parvenu au sommet de la muraille, je sautai.

J'entendis un grognement furieux juste derrière moi, un cri qui emplit l'espace entier. Je vis encore les écailles iridescentes du Drake voler au-dessus de moi tandis que je tombais. Je fis une chute de plusieurs mètres avant d'atterrir sur le flanc abrupt de la montagne. Je roulais encore longtemps avant de m'évanouir une dernière fois.


Je ne me réveillai que bien plus tard, à l'hôpital, après une semaine de coma. J'avais de multiples fractures, ainsi qu'un traumatisme crânien. Heureusement, j'avais été rapatrié en France : j'y bénéficiais des meilleurs soins, et j'étais heureux de m'être éloigné de l'Austravie et des horreurs qui l'habitent. Plusieurs mois de rééducation furent nécessaires avant que je pusse marcher normalement à nouveau. Je bénéficiais également d'un traitement psychologique mais il ne fut pas d'un grand secours. Mon psychiatre, en effet, ne crois pas à la réalité de ce que je lui raconte. Pour lui, Drakes et Templiers de l'Abîme sont une construction de mon esprit destinée à masquer un fait traumatique bien réel qu'il me faut découvrir pour guérir.

Il est convaincant. Parfois, il me semble qu'il a raison et qu'il faudrait peu de choses pour que je cesse de sursauter dès que j'entends la cloche d'une église ou pour que j'ose à nouveau prendre le métro. Pourtant, lorsque je suis seul la nuit, portes verrouillées, volets clos, et que je ne parviens pas à dormir, je sens le ciel étoilé juste au-dessus de moi, et, malgré l'oreiller que j'écrase sur ma tête, malgré le toit de ma maison, je les vois, ces monstres, lancés dans leur danse impossible, les Drakes de l'Abîme ! Je les vois qui reniflent, qui cherchent une dimension inconnue, un passage ignoré dépourvu de portes, un chemin qui leur donnerait enfin libre accès à notre monde et je sais qu'alors, ils me dévoreront, le corps et l'âme, qu'ils nous dévoreront tous et que l'humanité ne sera plus qu'un long cri d'horreur !



Le sujet était : « Bell of some ancient church or castle rung by some unknown hand—a thing... or an invisible Presence. »